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Comme une odeur de soufre
19 avril 2017

Il ne faut pas réveiller "Le Monstre" qui dort

le-sommeil-du-monstre-enki-bilal

 

 

Entre 1991 et 2002, la Yougoslavie s’embrase puis éclate sous l'impulsion de conflits territoriaux et ethniques remontant déjà aux années 1980 et à la mort de Tito. En parallèle, la Guerre Froide arrive à son terme, mais l'Union Soviétique et les tensions qu'elle a engendrées laissent une empreinte indélébile dans les cœurs et sur les cartes. En 1998, Enki Bilal, né à Belgrade (capitale de l’actuelle Serbie), arrivé à Paris et naturalisé français dans les années 1960, publie Le Sommeil du monstre, premier tome de sa célèbre tétralogie de science-fiction qu'il conclut en 2007 avec l'album Quatre ?

 

Lorsque Enki Bilal dessine et scénarise Le Sommeil du monstre, le siège de Sarajevo est donc encore frais dans les mémoires, le Kosovo s'apprête à brûler et Nike (« prononcez 'Naïk' », comme les chaussures) Hatzfeld (prononcez... oh et puis zut, hein), l'un des trois protagonistes de cette étrange aventure, se souvient : de sa naissance, dans un hôpital à ciel ouvert, troué par les éclats d'obus ; des mouches ; de Sarajevo sous les bombes et de ses deux petits « frères et sœurs », Amir et Leyla, orphelins comme lui, dormant dans le même lit et respirant ce même air tiède, chargé de poudre et de sang. Nike, en effet, est capable de remonter loin dans les ténèbres des premiers jours et cette incroyable particularité intéresse en haut lieu. L'Obscurantis Order, mené par le terrible Optus Warhole, savant-fou au visage bouffi et aux idées destructrices, souhaite se servir de lui afin d'assouvir ses plans mystérieux. Notez d'ailleurs le double jeu de mots avec l'artiste Andy Wharol (sans « e » final) et le sens propre des termes qui composent le nom du leader de l'Ordre, « war » et « hole », « trou de guerre » en français, parce que les jeux de mots c'est quand même rigolo (non, plus sérieusement, ce jeu de mots n'est pas anodin et permet carrément de comprendre le rôle du personnage, une fois la lecture terminée, surtout lorsque l'on se rend compte que l'histoire débute littéralement avec... un trou de guerre).

 

Nous sommes ainsi au milieu des années 20, où les voitures volent, les robots ressemblent à des hommes et le fanatisme religieux revient en force – un avenir des plus radieux, en somme. Nous suivons Nike, à la recherche de son frère et de sa sœur perdus, qui le hantent encore et qui s'avèrent être les derniers et uniques témoins de leurs origines communes ; recherche allant de pair avec une plongée toujours plus abyssale dans un passé meurtrier. Tandis que les jours s'écoulent lentement et à l'envers, que les images se précisent et s'estompent en même temps, les rouages de la destinée s'activent non seulement pour Nike, mais aussi pour Leyla, Amir et sa compagne Sacha, quatrième membre de ce trio de choc. Vous l'aurez compris, l'œuvre de Bilal est complexe et si la science-fiction parle de l'avenir, ce n'est au fond que pour mieux évoquer le présent. Ici, il est donc question non seulement d'explorer la solitude du déracinement, la douleur de n'être qu'un homme parmi d'autres, égaré et sans famille, ballotté entre plusieurs espaces et communautés, mais aussi la guerre, celle charriant dans son sillage des morts que l'on connaît et reconnaît, monstre que l'on aurait pu penser disparu avec l'Allemagne nazie et qui, pourtant, était encore là, aux portes de l'Europe et du « monde civilisé », alors qu'en France l'on découvrait à peine le Club Dorothée.

 

La tétralogie du Monstre dévoile une dystopie prenant pour point de départ les affrontements, contemporains à la rédaction, entre les différentes populations de l'ancienne Yougoslavie, les serbes, les albanais, les bosniaques et les croates (et j'en oublie sans doute). Le monde décrit par l'auteur est en conséquence extrêmement sombre, morose, marqué de plaies encore vives, prêtes à s'ouvrir de nouveau. Si le récit s'amorce comme n'importe quel autre récit de science-fiction, avec ses antagonistes clairement identifiables, ses prouesses technologiques et son univers futuriste et cependant peu enviable, il bascule petit à petit dans quelque chose de plus ambiguë. Optus Warhole par exemple, cache un secret que je vous mets au défi de deviner et qui vous surprendra certainement autant que moi (pour être honnête, c'est encore le cas à chaque fois que je relis cette oeuvre). Leyla et son grand-père adoptif, qui contemplent les étoiles dans le désert du Nefoud pendant que Nike se voit embarqué dans les projets néfastes de l'Obscurantis Order et qu'Amir et Sacha échappent de peu à un lavage de cerveau façon Anges de la téléréalité, sont en outre sur le point de faire une découverte étonnante, susceptible de bouleverser l'existence de chacun et bien plus encore. Le mal, enfin, s’immisce, creuse son trou (haha) dans l'intrigue et si le premier tome propose une lecture manichéenne, avec d'un côté le progrès, la mémoire, la quête des origines et de l'autre le dogmatisme, le rejet des sciences et des livres, ce n'est que pour mieux leurrer le lecteur, le préparer à un retournement de situation majeur et déroutant.

 

Cette bande-dessinée fait à mes yeux partie de ces œuvres qu'il faut avoir lues et expérimentées au moins une fois dans sa vie. Enki Bilal y offre des planches vertigineuses, où tout est beaucoup trop « spiralé » et où chaque élément du décor, voitures, immeubles, personnages, laisse une longue traînée filandreuse derrière lui. Le découpage des cases rappelle à bien des égards une mise en scène cinématographique – l'auteur étant d'ailleurs aussi réalisateur et adaptant parfois ses propres oeuvres à l'écran (on peut citer Immortel reprise de La Foire aux immortels, premier tome de La Trilogie Nikopol). Le texte n'est quant à lui pas en retrait : il se veut littéraire, plein de références plus ou moins évidentes, mêlant habilement, de façon presque provocatrice, français et anglicismes. Nike se « remember les grosses mouche noires » (Le Sommeil du monstre, première case) et lorsque la colère l'emporte, les « Fuck you » fusent. Pourquoi un tel mélange ? Je l'ignore. Ce que je sais néanmoins c'est que, loin de dénaturer le texte, cela lui confère un certain charme, une spontanéité et même un humour qui contribuent largement à l'enrichir. Les personnages, de leur côté, sont intéressants et attachants. Ils ont tous en eux une part de tristesse, la blessure d'une guerre qu'ils n'ont pas vraiment connu et qui pourtant les a réunis puis séparés. Ils sont tous liés, inévitablement et si, spoiler alert, ils vont se retrouver (ce n'est en vérité pas tellement un spoiler, on le devine assez facilement et de toute façon, l'intérêt du récit n'est pas dans ces premières retrouvailles), ce n'est que pour mieux s'éloigner (oui, on dirait bien une phrase de Marc Lévy).

 

Ce que j'apprécie dans cette œuvre, au-delà bien sûr de son scénario incroyable, c'est surtout sa tendance à s'aventurer sur le terrain de la synesthésie. Enki Bilal parvient à solliciter tous nos sens et à les confondre habilement. Une scène, par exemple, nous montre Nike contraint de s'attabler à un restaurant désert, un implant inséré de force dans son nez par le fameux Optus Warhole stimulant son odorat. Les odeurs amplifiées déclenchent alors chez Nike une série de « souvenirs » d'une époque où le bâtiment était encore peuplé et l'on observe se former autour de lui les spectres olfactifs d’anciens clients, qui soudain s'animent, se mettent à discuter avec lui et qui, pourtant, demeurent là, vaporeux et diaphanes, à mi-chemin entre la chair et la fumée. Les quelques cases composant cette scène sont simplement saisissantes et ne cessent personnellement de m'obséder depuis ma toute première lecture.  

 

La tétralogie du Monstre est donc une série de bande-dessinée à part : les thèmes que l'auteur aborde sont mâtures et intimes. Entre Nike et Enki, il n'y a qu'un pas et les réseaux onomastiques sont ici exploités avec brio. Le dessin est beau, sale, immersif et troublant et l'intrigue est multiple, ouverte à de nombreuses interprétations. On pourrait reprocher un certain intellectualisme, un côté « bande-dessinée d'auteur », comme on dirait d'un film lituanien un peu bizarre « c'est un film d'auteur, dis-donc » mais c'est à mon avis un faux reproche, qui découle toutefois d'une tendance de l'œuvre à rapidement tomber dans la réflexion métaphysique, en plus d'interroger le rapport entre l'Histoire collective et l'histoire individuelle. Ce n'est absolument pas gênant, puisque cet aspect est maîtrisé et exécuté intelligemment. Gardez seulement ça en tête avant de vous décider à vous plonger dans ce monument (et je pèse mes mots) du neuvième art. Je vous promets sincèrement que vous ne regretterez pas votre lecture et que celle-ci ne vous lâchera plus jamais. Bientôt, je l'espère, vous pourrez vous aussi vous dire « I remember » en vous rappelant de ce trou pleins d’étoiles, au-dessus de votre tête de nourrisson, dans un vieil hôpital de Sarajevo sous les bombes.

 

Le sommeil du Monstre Enki Bilal 1

 

Ci dessus: la toute première page du Sommeil du monstre.

NB: l'histoire de l'ex-Yougoslavie étant ce qu'elle est (c'est à dire un bordel incroyable et complexe), j'ai certainement fait des aproximations ou occulté des éléments importants. Je vous prie de m'excuser sur ce point, une chronique de ce genre ne me permet pas d'aller plus loin et je ne dispose de toute façon pas des connaissances nécessaires pour m'aventurer trop profondément dans ces problématiques.

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Commentaires
C
Merci pour le lien, les photos sont vraiment impressionnantes! J'étais jeune (haha) à cette époque, mais je me souviens encore des images qui passaient au journal TV... Brrr...
C
Juste wow! Avec ces quelques lignes tu m'as donné envie de relire la tétralogie et même Bilal au complet! Je l'avais lue vers 16 ans je crois et je me souviens avoir eu une impression de grandiose que je touchais du bout des doigts sans arriver à l'atteindre, car à cette époque, je ne saisissais pas tout ce qu'il y avait en arrière de cette histoire et je l'avais lue comme une BD "normale". Excellent, ton texte, vraiment.
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