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Comme une odeur de soufre
13 mai 2017

"Le Monstre"

Bon, ça, c'est de la fiction et pas de la fiction drôle en rapport avec l'actualité. Je sais, on est censé trouver des critiques un peu funky et qui sentent le soufre ici, mais d'abord, c'est mon blog et j'y mets ce que je veux (non mais, oh, hein) et ensuite si ce truc a rien de marrant, je vous promets en revanche qu'il pue le soufre. Vous l'aurez deviné, c'est de moi, on va pas se mentir et j'écris des petits trucs parfois. Si vous aimez bien, je posterais de temps en temps des nouvelles, quand ça me chantera et que j'aurais de l'inspiration (surtout). Si vous aimez pas... bah, je vais pleurer. Et j'arrêterais de poster ce genre de textes ici, l'important étant quand même que vous vous y plaisiez aussi. Oh et puis ouais, le titre, c'est une référence assumée à la BD d'Enki Bilal, dont j'ai déjà parlé sur le blog. Sur ce, j'espère sincèrement que ça vous intéressera, j'y ai mis mon âme (non, vraiment, c'est pas juste une blague). Bonne lecture à tous et soyez indulgents ! Je déconne, défoncez-moi ma race si ce machin vous a fait chier, les critiques c'est cool et ça aide à avancer.

 

 A écouter pendant la lecture:

 

Ibrahim Maalouf - Beirut (Official Music Video)

 

 

Le monstre. Tout le monde ne parlait plus que du monstre. Qui était-il ? Un loup, peut-être, avançaient certains ; un terrible loup, une bête du Gévaudan que l'odeur de la pourriture aurait attiré par ici. D'autres chuchotaient des récits, plus étranges encore, évoquant les esprits des soldats défunts, que la guerre aurait enragé et qui viendraient se repaître de la chair des vivants. Le vieux, quant à lui, avait sa propre opinion sur l'histoire.

 

« Le monstre, tu vois, moi, je vais te dire ce que c'est », commença-t-il un soir, alors que les ombres de la nuit lui dévoraient le visage, labourant ses joues, découvrant de larges sillons ténébreux au creux de ses pommettes parcheminées. « Le monstre, c'est un épouvantail, un conte pour effrayer les gosses et les faire se tenir tranquilles, à l'heure du coucher. Le monstre, le vrai, c'est l'armée, mon gars, l'armée. Ou plutôt, des bataillons, discrets comme des serpents, entraînés à glisser comme des hallucinations sur la brume, accompagnés de leurs molosses et dressés à nous chasser, nous filer entre les ruelles, dans le labyrinthe misérable de la ville. Oui, ils nous traquent, nous, la vermine, qu'on n'entend de loin et qui pue la décomposition. Ils nous traquent et nous mangent, puis nous laissent là, sous la pluie, retournant doucement à la boue. Voilà ce que c'est, le monstre ».

Le vieux s'interrompit, la gorge sèche. Le vieux était musulman. Il ne buvait pas d'alcool. De l'alcool, pourtant, c'était tout ce qu'il y avait là, pour calmer sa soif, un vin couleur prune, qui sentait le vinaigre et la poussière. Milos le regardait. Il se demandait si le vieux, finalement, allait céder, prendre la gourde pleine du liquide sirupeux et amer, tremper ses lèvres dans le poison, tromper son Dieu. Les flammes dansaient entre eux, réchauffant leurs mains gelées sous leurs mitaines. Le feu était jeune et la nuit si ancienne. « Qui du vieux ou de la nuit était né le premier ? » s'interrogeait Milos, tandis qu'il avalait une pénible gorgée au goulot.

Il se souvenait que l'on avait aperçu le monstre dans les rues de la ville quelques semaines auparavant. Il était venu avec l'hiver et le vent, comme un mauvais présage, et s'était faufilé entre les fissures, les blessures que la guerre avait infligé à la pierre des murs. Il ne faisait aucun bruit. Un matin, seulement, le boucher, un ancien militaire remué par les champs de batailles, se réveilla, descendit son ersatz de café d'une traite et découvrit, en même temps que l'aurore, un cadavre déchiqueté, les flancs parsemés de morsures, baignant dans une flaque de sang coagulé. C'était la petite Ana, Ana la folle – le boucher retrouva, une centaine de mètres plus loin, son châle presque intact, qui avait dû s'envoler.

La rumeur se répandit rapidement. On ajouta bientôt que la Cassandre l'aurait pressenti et qu'on l'aurait vu, deux jours avant l'attaque, frémir au moindre battement de la ville. On croyait facilement à ces choses-là, lorsque l'on était exposé sans cesse à la mort, au risque inévitable de couler sous une pluie de tristesse et de bombes. Le monstre. Il semblait si familier à Milos. Le monstre... que cherchait-il ? Sa beauté perdue, sans doute, un reflet de ce qu'il avait pu être, avant la catastrophe, l'enfer du ciel déversé sur la terre. Le vieux détaillait Milos, l'examinait, comme un médecin (profession qu'il aurait bien pu exercer, dans une autre vie, avant l'hécatombe). Le brasier déclinait maintenant peu à peu, rayonnant comme un soleil de poche. Le vieux fouillait dans sa tunique.

Il s'était procuré du haschich, au marché. Il mendiait, entre les étals de fruits et de légumes, sur un tapis miteux, les bras osseux sortant du drap marron et informe lui servant de vêtement (la saison était particulièrement rude et l'on échappait à la voracité du froid comme on le pouvait). Il mendiait donc, immobile comme une statue de pacotille que l'on aurait oubliée là depuis des lustres, la main tendue, noire de saleté, lorsqu'un passant, un homme barbu, solitaire, y avait déposé un bout de résine sombre et collante. Le vieux avait aussitôt refermé sa main comme une serre, afin de protéger le précieux trésor qui, mieux que n'importe quel alcool (qu'il n'avait de toute façon pas le droit de toucher), pourrait lui accorder le sommeil et la béatitude – la clef du paradis.

« Hé hé, le monstre… Toi aussi, au fond, t’en as pas grand-chose à cirer. Je suis sûr qu’un gars comme toi pourrait lui faire sa fête, au monstre ; j’imagine que ces bougres de l’armée, ces cannibales, ne sont pas assez sauvages pour te résister, à toi. ». Le vieux balayait du regard les larges épaules de Milos ; ses muscles, étonnamment saillants, contrastant avec sa propre maigreur et ses mains, épaisses, égratignées et calleuses. « T'es une masse, mon gars, un géant, tu pourrais le terrasser, le monstre, tu te ferais tout le bataillon sans broncher, je parie ».

 

Le feu allait s'éteindre. Le vieux était beau, léché par les braises, dans le rouge poussiéreux de l'incendie apaisé. Milos, ayant bu une dernière gorgée de la gourde rouillée, versa son contenu sur les cendres enfiévrées. Pendant un court instant, les flammes s'élevèrent de nouveau, engloutissant brièvement le vieux dans leurs mâchoires brûlantes puis, soudain, à court de vigueur, elles disparurent en fumée pour de bon. Et si le vieux était le monstre ? Qui se méfierait de lui ?

La tiédeur du buchet et les vapeurs du mauvais alcool avaient à demi clos les paupières du vieux, saisi de langueur et qui désormais s'apprêtait à rouler sa cigarette, cherchant dans les replis de son habit une feuille froissée, un petit morceau de carton sale et un peu de tabac. Milos se redressa.

Le vieux, à ce moment, ne remarqua pas son ombre, imposante, qu'il projetait derrière lui comme une ancre de Titan, alors qu'il n'y avait plus de lumière – que le ciel était un gouffre sans étoiles et sans lune, comme tous les ciels nocturnes en temps de guerre. Le vieux ne remarqua pas, non plus, qu'elle paraissait grandir, grandir, encore et encore, jusqu'à recouvrir partiellement les immeubles alentour. Les mains du vieux tremblaient, de maladie, de lassitude ou de désespoir ; peinaient à refermer correctement la feuille fragile et l'ombre de Milos s’étendait, devenait une cape.

Le vieux n’avait pas totalement tort. Le monstre n’était bel et bien qu’un fantôme, une histoire au coin du feu, inventée pour terroriser les enfants. Le monstre n’était qu’un souffle dans les entrailles de la nuit, une déflagration assourdissante et puis… et puis le vide des semaines passées sans se nourrir, des mois sans se laver, des années sans plus personne à tenir dans ses bras. Les cohortes errantes de la ville toute entière étaient le monstre ; les combats au clair de sang, les duels à l'abri des barricades et les victimes qui deviennent les bourreaux, âmes égarées auxquelles échoit par hasard le rôle du destin – on ne sait ni trop comment, ni pour combien de temps encore.

Il n'y eût, ce soir là, pas de rugissement, pas d'os brisés, pas de cris inutiles, ni de lutte interminable. Pas de gestes que l'on regrette, ni d'adieux à la va vite. Il y eût, en revanche, une chouette qui battait des ailes, silencieuse, au milieu des ruines, et qui assista au spectacle ; ainsi qu'une folle, une autre, il y en avait tant, qui frissonna, comprenant que son tour était pour bientôt.    

 

Le monstre. Tout le monde ne parlait plus que du monstre. Qui était-il ? Un loup, peut-être, arpentant les décombres, blessant ses pattes sur les gravats épars ; une légende que les bâtiments défoncés se murmurent entre eux, complices amusés de ses crimes, ou la cité elle-même, mélancolique, condamnée, dédale d’immondices et de débris, peuplé de charognes ? 

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Commentaires
C
Merci, c'est super sympa! <br /> <br /> Si tu commentes des blogs dans le même genre que le tien, tu vas rameuter du monde et donc augmenter les possibilités de recevoir des commentaires et donc des encouragements! :)
C
Excellent texte! Une fluidité de lecture impeccable, un langage imagé et subtil, des mots choisis à la perfection! J'ai adoré! Tu écris juste des nouvelles? Tu as vraiment du talent, c'est superbe!
Comme une odeur de soufre
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