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Comme une odeur de soufre

24 mai 2017

Comme une odeur de soufre change d'adresse

Salut tout le monde ! Bon, je sais que ça fait pas longtemps que j'étais là mais, j'ai décidé de changer d'adresse (et de design en même temps) parce que, faut bien se le dire, canalblog c'est un peu limité en terme de design. Du coup, tous les articles resteront bien en ligne ici et seront en même temps transférés petit à petit sur la nouvelle adresse. Les nouveautés quant à elles seront publiées uniquement là-bas ! Les comptes twitter et Facebook associés restent les mêmes et vous pouvez donc vous tenir au courant de l'actualité du blog de cette manière. Quant à la nouvelle adresse, la voici (c'est quand même vachement plus beau là-bas, non ?). Il faut cliquer sur le titre "odeur de soufre" et pas sur le lien, par contre, sinon ça ne marche pas (je ne sais pas pourquoi). Désolé pour ce désagrément, j'espère en tout cas vite vous revoir sur mon nouveau site:

 

 

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22 mai 2017

"Hellsing Ultimate" quand l'anime fait sa crise d'adolescence

 

 

Bon, les enfants, aujourd'hui, on va rentrer dans du lourd. Du très lourd même. Et par lourd j'entends un truc de bourrin en pleine overdose d'amphétamines. Donc, on va gentiment poser nos couilles et nos ovaires sur la table avant de se lancer dans une chronique sous stéroïdes à propos d'un des animes les plus sanglants et barrés qu'il m'ait été donné de voir, j'ai nommé la série d'OAVs Hellsing Ultimate.

 

Pour ceux qui ne connaissent pas Hellsing, il s'agit initialement d'un manga réalisé par Kohta Hirano. La publication en tomes a débuté au Japon en 1998 (2004 en France) pour se terminer en 2009. On compte ainsi dix volumes au total (soit un par an, environ, l'auteur étant quand même un sacré gros flemmard). Concernant les versions animées on a d'abord eu le droit à une première adaptation de treize épisodes entre 2001 et 2002, qui ne suivait rapidement plus la trame du manga, encore en cours à l'époque et dont la fin a en outre été terriblement bâclée, vraisemblablement à cause d'audiences médiocres. Les fans ont donc dû se résigner à ne jamais voir leur manga préféré transposé à l'écran jusqu'à un jour béni de 2006 où sortit miraculeusement le premier épisode d'une série de dix OAVs (1), achevée depuis 2012 (même si pour l'instant seuls les quatre premiers épisodes sont disponibles en français).

 

Jusque-là, d'accord, c'est bien sympa de balancer toutes ces informations mais au fond Hellsing ça raconte quoi ? Pour faire simple, on suit le quotidien de l'organisation protestante Hellsing, menée par Integra Fairbrook Wingates Hellsing (oui, son nom claque), héritière de la célèbre famille du même nom (sans blague) et chargée de la gestion de situations de crises liées à la présence de créatures surnaturelles sur le territoire britannique – notamment des vampires. Notre dame de fer peut pour cela compter sur l'assistance de son fidèle majordome Walter C. Dornez, un vieil homme fort qualifié pour son poste accessoirement expert en boucherie de masse et sur l'appui d'un certain Alucard, vampire ultra badass de son état, lui-même toujours accompagné de Victoria Seras, ancienne policière désormais elle-aussi noseferatu à plein temps.

 

Vous le sentez déjà venir, le gros bordel ? Eh bien, ajoutez à tout ça une recrudescence des cas de vampirisme, une bonne dose de carnages gratuits, un prêtre psychopathe se baladant avec une quantité indécente de baïonnettes sur lui et vous aurez à peu près un résumé fidèle de la série. Ah, zut, j'allais presque oublier les nazis. Et oui, vous avez bien lu, des nazis parce que... bordel, pourquoi pas ? Honnêtement je crois que même l'auteur n'avait pas de meilleure justification pour foutre des nazis dans son manga.

 

Hellsing c'est donc l'équivalent d'une rave-party gigantesque qui aurait tourné à l'orgie sataniste avant de virer à la battle-royal et vous savez quoi ? C'est pour ça que c'est génial. Concrètement, cette série est truffée de clichés, avec son héros vampire quasi-invincible, sa partenaire à la poitrine opulente, ses explosions, ses combats à couper le souffle et une quantité difficilement descriptible de tripes, de boyaux et de cervelles éclatées. Vous vous doutez bien que tous ces stéréotypes sont totalement assumés. Les OAVs sont en conséquence extrêmement dynamiques, avec une animation de qualité et retranscrivent fidèlement les événements du manga. L'atmosphère y est sombre et prenante. Les nombreux personnages ont en plus un charisme incroyable – bien plus important que dans le manga papier, les premiers tomes demeurant relativement inégaux en termes de qualité graphique.

 

Le scénario est quant à lui.... particulier. Si vous cherchez une histoire complexe riche en réflexions pseudo-métaphysiques, passez votre chemin, cet anime n'est pas fait pour vous (mais alors pas du tout). Si en revanche vous avez simplement envie de vous détendre devant un récit tenant plus ou moins bien la route, parsemé de références parfois bancales à l'œuvre de Bram Stocker et mettant l'accent sur le traitement esthétique des scènes plutôt que sur leur cohérence narrative, foncez. Tout de suite. Okay, j'admets être injuste avec la série. Elle effleure tout de même quelques thématiques ontologiques. Un peu comme Mcdo effleure le concept d'alimentation équilibrée avec ses menus salades. 

 

Je suis personnellement un grand fan de cette série. J'ai ainsi commencé par les mangas (que je vous recommande aussi) avant de me tourner vers la première adaptation animée décevante et de me consoler ensuite en découvrant, au hasard de mes recherches sur le net, ces dix merveilleuses OAVs. Ce que j'apprécie dans cette série, c'est avant tout le côté arrogant d'Alucard, suintant la classe par tous les pores et le caractère implacable d'Integra, qui, il faut le dire, envoie quand même du pâté. Il me semble d'ailleurs nécessaire  de souligner qu’un personnage féminin d'une telle envergure est assez rare dans l'univers des mangas fantastiques. Integra se distingue non seulement par ses qualités de dirigeante mais aussi par ses talents de combattante, son intellect et sa volonté à toute épreuve. Elle reste toutefois suffisamment faillible pour ne pas tomber dans le ridicule. La relation maitre/serviteur entre elle et Alucard est alors un des meilleurs aspects du récit, puisqu'elle fait ressortir aussi bien les faiblesses d'Integra que celles de son subordonné pourtant présenté comme tout-puissant.

 

D'un autre côté, Victoria Seras alias « Police girl » est là pour compenser le manque de clichés sexistes (hourra...). Heureusement, elle connaît une évolution plutôt intéressante au cours de l'intrigue. Certains personnages n'ont néanmoins pas cette chance et sont, à mon avis, complètement gâchés, mais là encore, ce n'est sûrement pas pour le développement des personnages que vous regarderez Hellsing. Non, au risque de me répéter, vous regarderez cette série pour une seule et unique raison – l'hémoglobine. Et de l'hémoglobine, il y en a un paquet.     

 

Hellsing Ultimate c'est donc une série d'OAVs drôle, parfois sans le vouloir ; brutale et qui fleure bon la crise d'adolescence. Elle est effectivement remplie de stéréotypes, mais c'est ce qui la rend terriblement amusante. Si l'histoire n'a rien d'extraordinaire à part le fait de parvenir à cumuler en dix épisodes autant de points Godwin qu'un complotiste adepte de la théorie du grand remplacement après trois litres et demi de bière, elle n'en demeure pas moins jouissive. On s'y perd assez facilement, je le conçois, mais cela n’est nullement un défaut. Au contraire. Avec Hellsing on peut ranger son cerveau au placard, se scotcher devant sa télé et se contenter de rire comme un abruti à chaque fois qu'Alucard suce le sang d'un type ou sort une réplique monstrueusement stylée. Oh et petit bonus, l’équipe de Team Four Star responsable de Dragon Ball abridged, une version redoublée et parodique de la saga Dragon Ball Z a fait un travail fantastique avec Hellsing Ultimate. Si vous êtes aussi intrigués que moi, c’est par ici : 

 

 

 

(1) Je ne prends ici pas en compte la mini-série The Dawn, préquelle à l'histoire du manga.

20 mai 2017

"Salammbô" de Druillet et Flaubert, récit d'un trip sous acide

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Beaucoup d'entre vous ont sans doute déjà entendu parler de Salammbô, de Flaubert. Vous savez, ce bouquin épique se déroulant à Carthage, pendant la première guerre punique, avec ses batailles monumentales, dignes d'un roman de Tolkien avant l'heure ; ses armées d'éléphants ; ses mercenaires assoiffés de sang et ses lasers qui... Quoi ? Non, attendez, des lasers ? Au III e siècle avant J.-C ? Oui, des lasers, parce qu'aujourd'hui ce n'est pas du roman de notre ami Flaubert dont on va parler mais de son adaptation en bande-dessinée par Philippe Druillet en 1980. Son idée ? Prendre l'intrigue d'origine et la transposer sur une planète étrange et chaotique, vestige d'un empire galactique millénaire sur le déclin.

 

Si la rencontre des genres et des époques peut étonner, elle apparaît pourtant parfaitement logique : d'abord parce que le cœur du récit de Flaubert demeure bien la guerre, sous forme d'épopée archaïsante et que, de L'Illiade à Star Wars en passant par Le Seigneur des anneaux, on assiste toujours à la même histoire, sans cesse réécrite (ce n'est en rien un reproche, c'est au fond de cette façon que fonctionnent les mythes). Ensuite parce que, Salammbô, c'est aussi une histoire d'amour à fortes connotations fantastico-érotiques. Dès lors, il n'est pas surprenant que le roman de Flaubert, qui propose de nous narrer l'affrontement entre la ville de Carthage, ruinée par des décennies de conflits et de cupidité et les mercenaires qu'elle a employé pour la soutenir dans ses campagnes militaires, s'avère finalement curieusement propice à une reprise version SF, un siècle plus tard, par un auteur au style pour le moins psychédélique.

 

La bande-dessinée de Druillet est ainsi une trilogie, que l'on peut désormais trouver en vente sous forme d'intégrale publiée aux éditions Glénat. Elle met en scène son héros Lone Sloane, qui, après avoir échoué sur la planète mère de l'Empire de l'étoile où Carthage s'élève encore et résiste, prend le nom de Mathô, le barbare. Mathô assiste alors à une réception donnée par le suffète Hamilcar, en l'honneur des mercenaires ayant permis à la cité flamboyante de remporter victoires sur victoires contre les troupes romaines. Cette réception est l'occasion pour Druillet de glisser subtilement et mot pour mot le célèbre incipit du roman de Flaubert (« C'était à Megara, faubourg de Carthage », ô douce madeleine de Proust). Elle constitue aussi un moment clef pour son personnage Lone Sloane devenu Mathô. Des tensions éclatent en effet entre les mercenaires, enivrés et enragés de ne pas avoir été rémunérés pour leurs services et les représentants de la cité punique.

 

Tandis qu'une foule de guerriers sauvages commence donc à saccager le palais du très respecté suffète et que la fille de ce dernier, Salammbô, vierge protectrice du voile de la déesse lunaire Tanit, décide de sortir de son temple calmer les ardeurs de ces brutes alcoolisées, Mathô, lui, en profite pour se rincer l’œil et tomber amoureux de la jeune femme. Voilà, tous les fils de l'intrigue initiale sont là et comme dans le roman de Flaubert, Mathô va, aveuglé par l'amour, chercher par tous les moyens à conquérir le cœur de Salammbô. Conseillé par Spendius, un ancien esclave ayant rejoint le camp des mercenaires ; prenant en outre la tête d'une armée bien vénère, Mathô est déterminé à se faufiler en douce dans la ville fortifiée afin de retrouver Salammbô et de dérober en même temps le voile de Tanit, symbole de la puissance de Carthage.

 

Je l'ai déjà mentionné quelques paragraphes plus haut, mais la bande-dessinée de Druillet reprend souvent des morceaux du texte de Flaubert. Rien d'exceptionnel, me répondrez-vous ? Eh bien, au-delà du simple hommage, ces fragments de texte collent assez facilement aux cases remplies de types en armures futuristes, de glaives et de lances dressés (insérez ici une blague phallique), de créatures bizarres et cuirassées, de cadavres et de sang. On se perd d'ailleurs parfois dans cet amoncellement de personnages et de détails, mais l'impression de désordre qui ressort de ces pages saturées ne fait que renforcer la sensation d'être pris en plein milieu de batailles gigantesques.

 

Les plans en doubles-pages foisonnent et les cases sont immenses, accordant un espace largement suffisant à la représentation des diverses factions et des combats titanesques. Druillet a en outre fait le choix d'intégrer à son œuvre des images de synthèse, technique aujourd'hui extrêmement kitch mais qui, il y a trente ans, faisait son petit effet. Enfin, les lecteurs de Flaubert reconnaîtront, en plus du texte d'origine, des scènes particulièrement frappantes, comme celle où, faisant route vers la ville de Sica, les mercenaires tombent en chemin sur des lions crucifiés par les carthaginois – qui étaient un peuple hardcore il faut le préciser. Sauf qu'ici ce ne sont pas des lions mais des PUTAIN de dragons des sables. Bordel.

 

Alors oui, cette bande-dessinée est déroutante, pour rester dans l'euphémisme. Oui, la Science-fiction est un genre qui ne plaît pas à tout le monde et oui, les dessins de Druillet ont l'air d'avoir été faits sous l'influence de substances illégales dans plusieurs pays. Je ne peux cependant que vous recommander cette merveille. Si vous n'aimez pas la science-fiction, ne vous inquiétez pas, elle est en vérité au second plan et à part les animaux tout droits sortis de Tchernobyl et les gueules de certains mercenaires, vous oublierez probablement que tout cela se déroule dans un avenir lointain ou dans un passé uchronique. L'atmosphère est tout bonnement saisissante : les couleurs sont vives, marquent inévitablement la rétine et créent une ambiance mystique, faîte de murs ocres et de ciels nocturnes tantôt turquoises, tantôt rougeoyants. Le pire, dans tout ça, c'est que Druillet trouve quand même le moyen d'être fidèle à l'œuvre de Flaubert.

 

C’est en somme un regard nouveau sur un monument de la littérature française que Druillet nous offre. C’est aussi et surtout une transgression, puisque Flaubert, de son vivant, refusait de voir son œuvre illustrée. Cette bande-dessinée a quelque chose d’hérétique et c’est ce qui fait son charme. Elle prouve qu’en littérature et en art, on ne peut avancer qu’en s'aventurant toujours plus loin dans l’expérimentation. Elle témoigne aussi du fait qu’il existe des histoires intemporelles, destinées à se répéter, capables de transcender les époques et que toutes les œuvres, aussi anciennes et révérées fussent-elles, ne peuvent survivre qu’en évoluant constamment. Elle réussit en gros l’exploit de réunir l’orientalisme et l’amour des vieilles choses du dix-neuvième siècle avec la Science-Fiction criarde des années quatre-vingt. Tout un programme, donc. Bref, Salammbô de Flaubert featuring Philippe Druillet (ou l’inverse, hein, à vous de juger), c’est quand même de la sacrée bonne came et une expérience à ne pas rater, surtout si vous avez lu le roman avant. Pour la petite anecdote, c'est cette bande-dessinée qui m'a poussé à me plonger dans le bouquin de Flaubert et il faut y aller, pour me faire lire du Flaubert.

 

Quelques planches, histoire de bien vous donner envie:

 

"C'était à Mégara, faubourg de Carthage"

 

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Epique, vous avez dit épique ?

 

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Comme un petit air de Seigneur des anneaux, non ?

 

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15 mai 2017

Le Rap français est-il violent ? Une histoire carnavalesque

Pour fêter son avancement, j'ai eu envie de poster ici un extrait de mon mémoire sur "La Poétique de mise en récit et d'exhortation dans le rap français". Alors, ouais, c'est carrément moins marrant que les autres articles que j'ai pu écrire. C'est vachement spécialisé et j'espère sincèrement que ça restera quand même accessible à tout le monde ! N'hésitez pas à me donner vos retours, ils me seront vraiment utiles. Et pour vous accompagner dans votre lecture, je vous propose le clip de "Jeune Vétéran" de Nessbeal (sur lequel j'ai un peu bossé, du coup).

 

 

 

 

Le rap, en France comme ailleurs, a toujours été perçu à travers le prisme de la violence. La lecture qu'en font les médias et par leur entremise, l'auditeur profane, se concentre essentiellement sur l'aspect revendicatif du genre ; sur ses paroles parfois d'une agressivité extrême (on pense notamment au titre évocateur « Sacrifice de poulet », du Ministère A.M.E.R, vu comme un appel au meurtre d'agents des forces de l'ordre). Il serait donc facile de résumer le rap à un phénomène de mise en récit de la haine. Cette approche, sans être complètement erronée, demeure cependant incomplète et bien trop superficielle. Elle occulte un élément primordial : en mêlant actes et paroles, esthétique et sociologie, le traitement qui est communément fait du rap lui ôte toute dimension fictionnelle or, le rap repose d'abord sur une symbolique de la violence c'est à dire, sur la distinction opérée par l'artiste et par le public visé entre d'une part l'exagération d'un sentiment particulier, comme la méfiance envers la police ou le système politique, qui se traduit ainsi par des hyperboles, des provocations et le recours récurrent à une thématique de la violence et de l'autre, la réalité du rappeur en tant qu'individu. Cela revient à affirmer que, lorsque le rappeur écrit puis scande son œuvre, il se met en scène, transforme son texte en une fiction et n'engage au mieux que son statut de personnage. La violence dans le rap peut ainsi certes relever d'une fonction mimétique, puisqu'il s'agit tout de même de reproduire la plupart du temps un état de fait, une expérience vécue ; elle doit toutefois être appréhendée dans le cadre d'une poétique spécifique, faîte de jeux sémantiques, de références codées et d'exagérations dont la présence même suffit à indiquer la valeur avant tout artistique du texte. Isabelle Marc Martinez résume parfaitement cet aspect du rap en disant, dans son ouvrage Le Rap français : esthétique et poétique des textes (1990-1995) que « les propos agressifs ne sont pas des incitations à la violence mais des images à volonté subversive »

 

Cette volonté subversive procède principalement d'une inversion des valeurs. En comparant le rap aux traditions orales africaines, Isabelle Marc Martinez évoque par exemple la figure du trickster, cet être souvent surnaturel à la jonction entre le bien et le mal dont les actions, trompeuses, lui donnent néanmoins une portée héroïque non seulement grâce à l'ingéniosité qu'elles sous-tendent mais aussi et surtout grâce au retournement moral qui les détermine – le trickster triche, ment et exerce son pouvoir à l'insu des autres cependant, ces autres le méritent souvent parce qu'ils représentent une figure d'oppression. Elle précise dès lors qu'il en va de même lorsque les rappeurs se réclament de milieux criminels tels que le banditisme ou le proxénétisme : le proxénète, le dealer ou bien encore, le repris de justice, ne sont que des tricksters modernes dont l'ingéniosité est glorifiée non par leur violence mais par la façon dont le rappeur met en scène cette violence. Celle-ci acquiert sa raison d'être dans les modalités qui la retranscrivent : seuls comptent les mots, l'originalité de leur utilisation et la force des images qu'ils renvoient à l'auditeur. Il n'est pas question de glorifier la violence ; d'en faire un code éthique, mais de s'en servir comme d'un nœud thématique afin d'offrir à l'artiste la possibilité d'exercer sa virtuosité. La violence persiste dans le rap mais elle se déplace et devient performative. Si le rappeur désire prouver son talent, ce n'est souvent que pour mieux démontrer le manque de talent de ses concurrents car, en effet, rapper, c'est surtout reprendre une structure dichotomique, l'opposition entre individus ou groupe d'individus, pour la transporter dans un nouvel espace où s'affrontent uniquement des ethos, des constructions symboliques. La musique et l'écriture deviennent des armes. Dans son morceau « Jeune vétéran », le rappeur Nessbeal dit par exemple :

 

Y aura pas d'copains-copines, à coup d'808 j'termine ta team.

 

Ici, la deuxième partie de cette phrase pourrait laisser penser que le rappeur parle d'une arme. L'emploi du verbe « terminer » renvoie à cet univers de la violence, du banditisme, en somme, à la mort et toute la puissance évocatrice de cette phrase repose justement sur l'analogie immédiate que l'auditeur pourrait faire entre le numéro 808 et le calibre d'un fusil or, le numéro 808 désigne en vérité la TR-808, une boite à rythme, et une fois cet élément mis à disposition de l'auditeur, celui-ci peut dès lors réinterpréter les propos du rappeur comme l'affirmation de sa supériorité musicale sur ses adversaires ; supériorité telle qu'elle se substitue entièrement à la violence physique qu'aurait impliqué la mention d'une arme à feu. Il faut néanmoins noter le degré de spécialisation que demande la bonne compréhension de cette punchline : sa structure ne donne pas la possibilité à l'auditeur d'en saisir le sens ; elle s'appuie au contraire sur une ambiguïté intentionnelle sans laquelle la phrase perdrait de son intérêt esthétique et contraint finalement l'auditeur non spécialisé à exercer son esprit critique, sa capacité de lecture au second degré. Le rappeur est en droit de compter sur celle-ci parce qu'elle est l'un des piliers fondamentaux du genre. Désigner une telle formule par le terme de punchline n'est en outre pas anodin. La punchline, littéralement « la ligne/la mesure coup-de-poing » dans le rap, est une phrase, une sentence lapidaire, qui frappe, au sens propre comme au figuré, l'auditeur. L'écoute du rap s'articule principalement autour des punchlines : c'est elles qui fixent le texte en mémoire et pour cette raison, elles doivent se distinguer du reste de l'œuvre, déstabiliser l'auditeur aussi bien rythmiquement que sémantiquement. Leur syntaxe est ainsi souvent brève et la violence se fait sur le double plan structurel et thématique.

 

Il apparaît alors bien souvent que la violence est, dans le rap, une esthétique ; l'occasion d'une performance verbale et scénique plutôt qu'un véritable appel à la révolte. Il ne s'agit pas ici d'occulter la portée sociale et politique des textes, qui dépend de toute façon beaucoup plus des destinataires que des producteurs des œuvres, mais de la comprendre différemment et en relation étroite avec l'aspect purement artistique du genre. En exagérant les passions, en poussant le traitement de la violence jusqu'à la caricature, le rappeur fabrique un personnage dont l'excès sert à la fois de catalyseur pour l'auditeur, qui voit en lui un moyen d'extérioriser l'expérience quotidienne d'une injustice sociale, mais aussi et surtout de cadre performatif. C'est dans son ethos de voyou que le rappeur Nessbeal trouve une justification à l'emploi abondant d'un langage familier voire vulgaire, mélange éclectique entre argot des cités et arabe courant. Son flow, sa scansion, s'articule d'ailleurs autour de certaines consonnes fortes (le « r » notamment) et c'est principalement grâce à l'usage de ces consonnes que ses textes font naître chez l'auditeur l'impression d'une dureté, d'une brutalité omniprésentes. Pour se rendre compte de cette spécificité chez Nessbeal, il est possible de prendre le refrain de son titre « Candidat au crime » :

 

La victoire au bout du cimetière, exposé au crime

Comme Mesrine, nos vies sont dures comme la pierre

C'est la tempête sous nos casquettes, des couronnes mortuaires

Pris au piège dans le sasse, trop tard pour faire marche-arrière.

 

L'ensemble du refrain est rythmiquement construit autour de la forte occurrence du son [r] et le rappeur prend soin d'appuyer chaque répétition de la consonne afin de renforcer et doubler oralement l'effet d'allitération. On peut donc remarquer une étonnante correspondance entre la forme, phonétiquement dérangeante, agressive, et le thème du morceau, l'âpreté et la dimension tragique de la vie des jeunes de cités françaises. Ce travail strictement poétique n'empêche cependant pas le texte de transmettre un message : dans le cas de Nessbeal, la transmission du message idéologique passe par la peinture d'un tableau de la misère urbaine. Le rappeur dénonce en montrant, en pointant du doigt et même si ses textes sont avant tout des productions artistiques, ils n'en demeurent pas moins effectifs sur le plan politique. L'auditeur se révolte tout autant que le rappeur à l'écoute de ces descriptions édifiantes des conditions de vie en cité mais cette révolte n'est pas la conséquence d'une exhortation explicite ; au contraire, l'exhortation en question est implicite et ne peut se faire que si le travail esthétique est suffisamment aboutit pour que le destinataire puisse percevoir, par le biais d'un processus d'identification au rappeur, l'injustice des rapports de forces et de la violence exposés dans le texte de ce dernier.  

 

Il pourrait ressortir de tout cela que le rap traite majoritairement la violence comme un outil, un instrument formel et thématique ayant pour objectif de fournir les conditions nécessaires à un certain type de performance textuelle, vocale et musicale ; que cette violence aurait, en résumé, des fonctions poétique et cathartique, or on ne peut nier, que ce soit dans l'image stéréotypée que l'auditeur profane se fait du rap ou dans les discours publics d'une grande partie de ses acteurs, l'existence de la revendication d'une valeur politique du genre. Un bon rappeur est, par une sorte de convention tacite établit entre toutes les sphères de la société allant du non-initié à l'artiste, un rappeur qui a des choses à dire et par dire, on entend dénoncer ou provoquer au moyen d'un discours une action sur la société. Bien qu'une telle idée ait pu porter préjudice à l'étude du genre en devenant finalement le postulat de départ exclusif de la plupart des approches sur le sujet, elle n'en est pas moins valable : des rappeurs, que l'on qualifie ou qui se qualifient eux-mêmes d'engagés, cherchent en priorité non à offrir une performance esthétique mais à agir sur leurs auditeurs, à les éduquer politiquement et à les pousser à combattre eux-mêmes les inégalités dont ils se sentent les victimes. La violence n'a dans leurs textes plus tout à fait un rôle cathartique.

 

Lorsque dans son titre « 17 octobre », Médine raconte l'arrivée en France d'un immigré algérien puis son assassinat par les forces de l'ordre françaises lors des manifestations parisiennes du 17 octobre 1961, il fait de la violence un motif d'accusation à l'encontre du gouvernement français et dresse un parallèle entre les exactions commises par la police sur les immigrés algériens pendant la guerre d'Algérie et les injustices subies aujourd'hui par les jeunes issus de cette immigration. Le rappeur s'applique non seulement à dénoncer mais aussi à appeler à la révolte et c'est dans cet appel que sa pratique diffère de celle, par exemple, de Nessbeal. Parce que le rappeur souhaite appeler ses auditeurs à des actes de militantisme politique et donc, à sortir du contexte fictionnel et autonome de la performance orale et musicale, il trouble la distinction entre lui-même en tant qu'individu et son personnage, sa figure d'artiste. Il brise les codes du second degré en ajoutant à son ethos de rappeur celui d'un porte-parole ou d'un meneur politique. Ce phénomène est courant dans le milieu du rap engagé et y rend l'esthétique de la violence d'autant plus problématique qu'elle ne peut plus s'aborder uniquement comme un jeu, un dialogue ludique, évolutif et théâtral avec les conventions, l'univers des lieux communs et des images caractéristiques du genre.

 

Qu'elle soit un élément artistique, un champ d'expression et de représentation dans lequel les rappeurs vont puiser les contraintes et les libertés de leur pratique poétique ou une arme discursive, un détonateur de la contestation, la violence semble cependant au centre de l'écriture et de la pratique du rap. Elle suscite, de la part des détracteurs du genre, de vives critiques et on reproche aux rappeurs de ne pas explorer d'autres alternatives. On déplore le manque de textes plus légers, comme si le rap et la musique en général devaient se réduire à un divertissement grand public mais, même si l'on ne peut pas affirmer de façon objective qu'un rap sans violence est inconcevable, on peut néanmoins avancer que la violence est rapidement devenue un trait identitaire et esthétique du genre et qu'un rap sans violence, s'il ne serait pas dénué d’intérêt, n'aurait pourtant pas le sens et le poids qu'on lui donne aujourd'hui.

 

Bibliographie (pour cette partie):

 

Ouvrages:

HAMMOU Karim, Une histoire du rap en France, [2012], La Découverte, Paris, 2014.

HEBDIGE Dick, Sous-culture : le sens du style, [1979], La Découverte, coll. Zone, Paris, 2008.

MARC MARTINEZ Isabelle, Le Rap français : esthétique et poétique des textes (1990-1995), Peter Lang, Bern, 2008.

 

Articles:

PECQUEUX Anthony, « La Violence du rap comme katharsis : vers une interprétation politique » dans Volume !, [En ligne] 3:2, 2004, mis en ligne le 15 octobre 2006, consulté le 29 avril 2016. Consultable ici:

La violence du rap comme katharsis : vers une interprétation politique

La violence du rap français s'avère être toujours un frein puissant à l'extension de son audition, alors même que ce genre musical est désormais solidement implanté. C'est dire qu'une étude à son sujet ne saurait faire l'économie de cette question.

http://volume.revues.org

 

ZEGNANI Sami, « Le Rap comme activité scripturale : l'émergence d'un groupe illégitime de lettrés » dans Langage et Société, 2004/4 (n°110), p.64-84.

14 mai 2017

"La Nuit"

N'ayant pas eu de retours négatifs sur mon texte Le Monstre j'ai du coup décidé de poster encore un autre texte. Alors, ouais, ça parle beaucoup de beuh, dans ce que j'écris, mais c'est normal, parce que ce que j'écris défonce. Et ouais, j'ai juste dit ça pour pouvoir placer cette blague pourrie. Voilà. Ne me jugez pas. Pour l'illustration trop cool, il s'agit de la seconde version d'un dessin intitulé Diane, qui au départ illustrait un autre de mes textes sur mon ancien blog (aussi intitulé Diane). Cette version me semblait parfaitement correspondre à l'ambiance de ce texte au titre inspiré de Druillet. Vous l'aurez deviné, elle n'est pas de moi. Je dois cette oeuvre magnifique à la talentueuse et non moins adorable Alizée "motherfuckin'" Veauvy, graphiste chevronnée et accessoirement amie de votre serviteur. Vous trouverez des liens vers son travail en fin d'article, après mon texte.

 

 

Diane

 

 

Ils ont légalisé le cannabis, partout dans le monde : dans les pays occidentaux les plus réfractaires mais aussi au proche Orient et en Asie. Une véritable vague de dépénalisation, arrivée d'un coup ou presque. Soudain, l'on fumait dans tous les bars, à toutes les terrasses des cafés, au restaurant et même au travail. On buvait aussi beaucoup et la nuit était devenue une fête permanente – pleine de néons et de rires, d'ombres bleues et de chair entre les murs. Les rues sentaient l’ivresse.

Ils ont légalisé le cannabis, à une époque où les cendres s'accumulaient sur le sol : des villes brûlaient dans des déserts que nous ne connaissions pas et l'on n'avait pas conscience que cela signifiait que nous brûlerions aussi, tôt ou tard, lorsqu'il n'y aurait plus de territoires arides et lointain où allumer des brasiers. Nous étions gangrenés par quelque chose qui ne disait pas son nom. Le système des relations commerciales internationales s'effondrait en même temps que cinquante années de paix et de mensonges. Nous avions gagné une liberté, une seule et unique liberté, voulue depuis des décennies, au prix de toutes les autres que nous avions perdues en chemin et que l'on souhaitait désormais nous faire oublier.

Je pourrais vous raconter notre vie, à chaque endroit du globe, avec les espaces saturés d'une population grouillante, toujours de plus en plus précaire et qui ne cessait de croître et de se multiplier. Je pourrais vous parler des couvre-feux, des allées arpentées par des militaires armés, parce que l'on cherchait à nous protéger d'une menace incertaine et que l'on espérait que nous ne nous rendrions jamais compte qu'ils ne craignaient que nous. Je pourrais tout vous dire sur ces années obscures et cela serait juste, mais la promesse d'une existence de plaisir et de joyeux déni a transformé les villes. On nous interdisait le rêve et voilà qu'au crépuscule les vieux fantasmes s'animaient. Les forces de l'ordre y prenaient part – moitié pour s'amuser, moitié pour continuer leur travail de surveillance des masses en se joignant à elles.

Chacun s'arrangeait de cette situation particulière : l'Etat profitait du relâchement nocturne de la paranoïa pour mieux appréhender les penseurs dissidents, gagnait de l'argent, créait des emplois et calmait des tensions sociales sur le point d'éclater, tandis que les individus, pris dans l'illusion d'une liberté reconquise, pouvaient finalement se comporter comme à l'ère idéalisée des démocraties et se jeter, la conscience tranquille, dans les paradis de l'ignorance béate.

 

J'ai connu les ténèbres, saturées de la lueur des lampadaires et des enseignes – l'odeur des cadavres camouflée par celle des viandes grillées. J'étais enseignant dans une université parisienne quand ils ont annoncé la fin de la prohibition du cannabis. J'allais avoir quarante ans. Je faisais partie de cette génération ayant vécu les dernières grandes embardées de la démocratie libérale, déjà tâchée par toutes ses contradictions et ses défaillances, avant de basculer dans un autoritarisme qu'elle croyait disparu. Nous avions laissé faire ou encouragé la rupture et nous nous le reprochions tous. Nous n'avions pas prévu la science et ses progrès miraculeux au service d'un prolongement drastique de la durée de vie humaine et surtout, de celle des élites fortunées. Nous étions en somme responsable de la paralysie des hiérarchies et des mœurs. Il ne nous restait plus qu'un combat à mener sans risquer le peu de droits que nous possédions encore ; sans mettre en péril notre misère consolatrice. Le gagner, ce fut aussi admettre que nous avions épuisé le champ des luttes ; qu'il fallait maintenant s'engager si nous prétendions nous révolter.

Cela ne nous a pourtant guère empêché de nous jeter, le premier jour, comme une vague emportée par l'euphorie, dans tous les lieux de distraction possibles, qui ne s'attendaient pas à un tel retour de fréquentation. Je me souviens des verres sales, qu'on l'on ne se donnait même plus la peine de laver, s'empilant sur les comptoirs et les tables ; des chaises qui manquaient ; des gens debout, innombrables ; des rires ; d'une communion artificielle, nous semblant alors sincère, du peuple et de ses geôliers ; de la police, de l'armée et des ouvriers, des bureaucrates et des artistes. Nous fîmes rapidement de cela notre quotidien. La nuit était le miroir où la ville s'inversait, le ciel se couvrait d'ombre et devenait la mer.

Je me contentais, comme beaucoup, de cette mascarade : le coût des denrées alimentaires et des logements avait beau augmenter régulièrement, les loisirs demeuraient constamment accessibles, gratuits lorsqu'il le fallait, quitte à compenser le déficit avec d'autres impôts ou d'autres guerres. Je ne sentais pas ma servitude. L'heureuse conjonction entre ma position sociale, relativement agréable et peu exposée et ma situation financière, modeste selon les standards de ma jeunesse mais confortable et presque enviable selon ceux de cette époque, m'offrait l'occasion de profiter d'une vie guidée, standardisée et émoussée. Je n'avais qu'à suivre le parcours tracé pour moi et mes pairs sans jamais détourner le pas, l'apprendre par cœur comme une liste d'instructions pharmaceutiques, pour me mettre à l'abri du sang, des batailles et de la mort.

C'est donc à l'abri du sang, des batailles et de la mort que j'ai rencontré ma femme, Cassandre, qui n'attendait du courage de personne et qui partageait ma passion pour la littérature – auquel son nom l'avait prédestiné. Elle venait d'une famille bourgeoise ; avait eu foi dans l'homme puis s'était rétractée ; exerçait le métier de professeur dans le secondaire et venait d'ailleurs d'entrer dans le privé. Cassandre aimait avec lassitude, honnêtement et de tout son cœur, mais dans un soupir de fin du monde. Je n'en méritais ni n'en réclamais pas plus et je lui rendais ce même amour, fatigué, paresseux et rassurant. La nuit était aussi pour nous l'occasion de nous noyer dans nos promesses, de nous abandonner à des fulgurances de funambules. La nuit était le miroir où la ville s'inversait.

Les métros redevinrent à la mode à Paris. On exigeait de la mobilité. Les barbelés, les blindés et les voitures de police encerclaient la cité et en bloquaient l'accès, mais ceux qui avaient le privilège de s'y trouver à l'intérieur aspiraient à un élargissement de leur espace individuel. Le gouvernement décida alors de rénover les souterrains du métropolitain, tombés en désuétude depuis l'explosion du marché des voitures électriques abordables et les assignations à résidence collectives et forcées. Il ne fallait plus qu'un quart d'heure pour aller d'un bout à l'autre de Paris. Les stations arboraient l'apparence d'immenses sas colorés, labyrinthes où l'on se rencontrait et où les boutiques poussaient comme des fleurs. On y allait pour traverser la capitale comme nous ne l'avions plus traversé depuis longtemps et l'on savait qu'au moins, là-bas, sous terre, une bombe ne nous atteindrait jamais.

Cassandre et moi nous sommes mariés après trois ans passés ensemble. Elle était déjà enceinte pendant notre lune de miel. On ne vendait plus la pilule du lendemain. On prescrivait avec précaution les contraceptifs. On stigmatisait la sexualité et l'on régressait dans les mœurs. Être enceinte, cela signifiait garder l'enfant ; l'éduquer et subvenir à ses besoins, qu'on le puisse vraiment ou non. Nos salaires nous suffisaient – pour une vie sans encombre, à deux ; pour la nuit ; pour notre herbe et notre déni. Un enfant, cependant, remettait en cause notre équilibre : nous ne pouvions espérer gagner plus un jour, l'économie poursuivait irrémédiablement son effondrement et nous tentions déjà de ne pas penser au lendemain où l'on ne serait plus capables de faire face à l'inflation des prix.  Un enfant représentait des dépenses, une éducation, la construction d'un avenir meilleur, des choses que nous n'avions plus la force de faire. Cassandre avorta.

Les cliniques clandestines étaient de retour. On payait et l'on priait – on y était brusquement exposé au sang, aux batailles et à la mort. Le médecin qui pratiqua l'intervention n'était même pas diplômé. Il s'était improvisé faiseur d'ange comme on s'improviserait bricoleur. Cassandre y survécut. Péniblement. Elle avait commis l'irréparable aux yeux de la loi, un meurtre par anticipation, assassinat prénatal qui pouvait valoir à son coupable désigné l'exécution et l'humiliation publique, selon des législateurs figés dans leur demi-vieillesse par les compléments alimentaires d'existence.

 

Cassandre avait pour habitude de contempler Paris depuis la fenêtre de notre salon lorsque la nuit touchait à son terme, à l’instant précis où le basculement allait de nouveau s’opérer ; où les gens sortaient petit à petit du monde dans le miroir et se déversaient nonchalamment sur la ville en une coulée atone et livide. Nous nous étions installés dans l’un de ces appartements dernier cri, au sommet d’une tour d’habitation – édifices ayant remplacé les maisons privées ou les immeubles anciens. La nôtre logeait deux-mille personnes dans un même bâtiment en verre, haut de plusieurs centaines de mètres. Nous pouvions embrasser la ville d’un seul regard. Cassandre percevait la tristesse du matin. Elle s’y baignait, éprise de grisaille, comme si la mélancolie pouvait ranimer les fibres fanées de son être, lui rappeler corps et âmes l’ardeur de son adolescence. Elle demeurait habituellement muette, les yeux voilés, insensible à ma présence, jusqu’à ce que le soleil écarte pour de bon les ombres violettes. Elle n’évoqua jamais l’enfant que nous n’avions pas eu. Peu après l’avortement, elle commença cependant à me parler, pendant qu’elle fixait la douce agonie des chimères. Elle disait qu’elle pouvait entrevoir notre destin funeste ; qu’il y aurait du vide, bientôt et que les rêves ne parviendraient pas à nous en délivrer. Cassandre déroulait dans les vapeurs de l’aube le fil de l’avenir et personne ne l’écoutait. Je refusais de la croire (délicieux déni) et retournais à mon propre brouillard. Elle répétait la prophétie.

Lorsque la clameur des guerres se rapprocha pour se tenir aux portes de notre pays, on eût besoin d’autre chose, d’un calmant plus efficace et l’on fit légaliser toutes les drogues, sans exception. L’extase était de rigueur, devant le désespoir qui rampait vers nous. Paris fut une orgie. On distribua dans les rues des pilules et des comprimés, ces compléments alimentaires d’existence que l’on n’autorisait auparavant qu’aux nantis. Il fallait nous faire vivre pour maintenir la fête ; nous permettre de ne pas encore mourir et de savourer notre seconde jeunesse afin de conserver les instruments de production et la réserve de victimes sacrificielles que nous étions devenus. Cassandre s’éternisait dans l’abîme, hagarde et souriante. Je la suivais. Nos corps et nos organes étaient ceux de nos vingt-ans. Il régnait un parfum de stupre dans les avenues et ce qu’il advenait du monde n’était plus notre affaire. Cassandre ne répéta plus la prophétie. Elle se fit silencieuse comme un fantôme.

Elle reçut d’abord un message, sur son téléphone. Numéro inconnu. Quelqu’un était au courant, pour l’avortement, me confia-t-elle ce jour-là. Il y avait écrit sur l’écran un mot, si simple, « assassins ». Je tremblais. Elle paraissait absente. Blêmes, nous étions tous les deux des spectres. Nous avons voulu oublier. Rien ne se produisit ensuite – la fête, encore, battait son plein ; la belle époque d’entre deux demi-siècles. Cassandre se dissolvait de plus en plus dans les nuages. Je ne pouvais que l’admirer tomber avec grâce, désincarner même son reflet. Il fallait fuir ; quitter cet endroit mais à défaut d’ailleurs et par facilité, nous avons préféré l’anesthésie. Notre félicité factice eût aussitôt raison de nos esprits.

Les poubelles jonchaient les trottoirs, les déchets et les épaves parsemaient nos errances. Les barricades, on le sentait, s’épuisaient. La conscription obligatoire s’immisça chez nous, citadins qui nous imaginions retranchés dans nos positions, gardés du mal par notre chance insolente et notre argent. Et l’on continuait de se donner aux bras des ténèbres. Les uns s’évanouissaient dans la brumes ; les autres dansaient. Les existences s’effaçaient puis se recombinaient. On ne s’aventurait pas à élucider le sort des égarés.

Je rentrais chez moi, une après-midi et Cassandre n’était plus qu'une poignée de cheveux noirs disséminée sur le parquet. Il y avait des traces rouges, minuscules, sur notre canapé anthracite. La porte, néanmoins, paraissait verrouillée lorsque je suis arrivé – mais que pouvait signifier cela dans un pays où n’importe quel représentant de l’Etat disposait des moyens d’ouvrir et de refermer n’importe quelle porte ? On avait enlevé Cassandre. J’appris plus tard qu’on allait l’exécuter ; qu’on l’avait accusé du meurtre de son premier enfant. Elle était détenue dans un quartier de haute-sécurité, au milieu des prisonniers politiques et des milliers de marginaux que la marche des tyrannies avait créé. Il fallait résister ; rejeter l’engourdissement de l’être au profit de la révolte. Je devais briser l’hallucination pour que Cassandre ne s’éteigne pas comme les autres, rendue pour toujours à l’amnésie collective.

Je l’aimais. C’est comme ça, nous raconte-t-on, que les esclaves s'affranchissent du joug de leurs maîtres : dévastés par la souffrance, privés de tout, même de l’amour qui aurait pu prévenir le carnage qu’ils s’apprêtent à commettre en échange de leur liberté. On s’organisait dans les catacombes ; on feintait la surveillance de masse et on accueillait chaleureusement ceux qui se joignaient de leur plein grés à cette ultime lutte, prêts à défier l’insupportable que l’on n’avait que trop toléré. C’était l’opportunité de revoir Cassandre et de récupérer mon humanité. Là-bas, sous les pavés, dans les égouts de pierre, une communauté autonome ne voulait pas céder. Ils délivraient les prisonniers, parfois, qui venaient grossir leurs rangs mais les contacter, c’était aussi faire preuve de bravoure ; avoir une chance de retrouver Cassandre et courir le risque d’y périr, traqué comme un rat par les chiens des démons assermentés. Cassandre ne pouvait pas mourir. Cassandre ne réapparut plus jamais.  

Le sang, la bataille et la mort et la voix de Cassandre qui résonnait – ce fut le développement logique de l’histoire. J’étais appelé au combat ; contraint. On me martelait que c’était le prix à payer ; la juste restitution des bienfaits consentis à crédit. Je n’étais pas trop vieux. Les compléments d’existence avaient conservé mon endurance et mon intelligence. Tout devait s’achever à un moment ou à un autre, n’est-ce pas ? Les drogues, le plaisir chimiquement manufacturé, tout cela ne relevait que d’une politique d’occultation. Nous nous livrions une guerre permanente, dévorante, qui soutenait le reste. La subsistance de la vie dépendait paradoxalement de tout ce qui avait pour but de la détruire. On m’intimait l’ordre de tuer et de tuer pour ceux qui avaient anéanti Cassandre. J’avais évité jusque-là de m’engager de quelque manière que ce soit, sûr de traverser l’incendie sans que ses flammes ne me remarquent ; pourtant, l’on m’y poussait soudain et je ne me débattais pas.

 

Le front est un territoire où les chairs se déversent. Aujourd’hui, je mourrais. Ou demain. On fume des joints sur les décombres de nos conquêtes. Le temps s’étire ; Cassandre murmure ; je n’ai rien fait. J’entends que les célébrations se sont terminées : Paris est entre les mains de l’ennemi, mais lequel ? Chacun est l’ennemi de l’autre : l’Etat celui du peuple ; la France celui de la Russie ; la liberté celui de la loi – et quant à moi, je suis le mien. On ne juge souvent les récits qu’à leur morale et à leurs aventures. Ici, il n’y a rien. Pas de substance ; pas de frémissement des muscles et des âmes. De la lâcheté, peut-être et la nuit. La nuit, où s’empilent les dépouilles et où l’on s’émerveille. La nuit de saphir et de poussière. De rouille. D’impuissance. La nuit.       

 

***

 

Vous pouvez suivre Alizée ici (il faut cliquer sur "portfolio", pas sur l'adresse, sinon ça ne marche pas):

 

 

Ou découvrir l'univers de son jeu-vidéo, disponible à la vente sur Steam, là:

 

Homepage - How To Shoot a Criminal

How to shoot a criminal plunges the player into the New York of the 1930's, filled with smoke, fog and shadows, behind the curtains and from the point of view of those that best witness it: Journalists. Aaron, son of a great Editor in chief, decides to create his own paper following his father's demise: The Revenge.

http://www.howtoshootacriminal.com

 

 

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13 mai 2017

"Le Monstre"

Bon, ça, c'est de la fiction et pas de la fiction drôle en rapport avec l'actualité. Je sais, on est censé trouver des critiques un peu funky et qui sentent le soufre ici, mais d'abord, c'est mon blog et j'y mets ce que je veux (non mais, oh, hein) et ensuite si ce truc a rien de marrant, je vous promets en revanche qu'il pue le soufre. Vous l'aurez deviné, c'est de moi, on va pas se mentir et j'écris des petits trucs parfois. Si vous aimez bien, je posterais de temps en temps des nouvelles, quand ça me chantera et que j'aurais de l'inspiration (surtout). Si vous aimez pas... bah, je vais pleurer. Et j'arrêterais de poster ce genre de textes ici, l'important étant quand même que vous vous y plaisiez aussi. Oh et puis ouais, le titre, c'est une référence assumée à la BD d'Enki Bilal, dont j'ai déjà parlé sur le blog. Sur ce, j'espère sincèrement que ça vous intéressera, j'y ai mis mon âme (non, vraiment, c'est pas juste une blague). Bonne lecture à tous et soyez indulgents ! Je déconne, défoncez-moi ma race si ce machin vous a fait chier, les critiques c'est cool et ça aide à avancer.

 

 A écouter pendant la lecture:

 

Ibrahim Maalouf - Beirut (Official Music Video)

 

 

Le monstre. Tout le monde ne parlait plus que du monstre. Qui était-il ? Un loup, peut-être, avançaient certains ; un terrible loup, une bête du Gévaudan que l'odeur de la pourriture aurait attiré par ici. D'autres chuchotaient des récits, plus étranges encore, évoquant les esprits des soldats défunts, que la guerre aurait enragé et qui viendraient se repaître de la chair des vivants. Le vieux, quant à lui, avait sa propre opinion sur l'histoire.

 

« Le monstre, tu vois, moi, je vais te dire ce que c'est », commença-t-il un soir, alors que les ombres de la nuit lui dévoraient le visage, labourant ses joues, découvrant de larges sillons ténébreux au creux de ses pommettes parcheminées. « Le monstre, c'est un épouvantail, un conte pour effrayer les gosses et les faire se tenir tranquilles, à l'heure du coucher. Le monstre, le vrai, c'est l'armée, mon gars, l'armée. Ou plutôt, des bataillons, discrets comme des serpents, entraînés à glisser comme des hallucinations sur la brume, accompagnés de leurs molosses et dressés à nous chasser, nous filer entre les ruelles, dans le labyrinthe misérable de la ville. Oui, ils nous traquent, nous, la vermine, qu'on n'entend de loin et qui pue la décomposition. Ils nous traquent et nous mangent, puis nous laissent là, sous la pluie, retournant doucement à la boue. Voilà ce que c'est, le monstre ».

Le vieux s'interrompit, la gorge sèche. Le vieux était musulman. Il ne buvait pas d'alcool. De l'alcool, pourtant, c'était tout ce qu'il y avait là, pour calmer sa soif, un vin couleur prune, qui sentait le vinaigre et la poussière. Milos le regardait. Il se demandait si le vieux, finalement, allait céder, prendre la gourde pleine du liquide sirupeux et amer, tremper ses lèvres dans le poison, tromper son Dieu. Les flammes dansaient entre eux, réchauffant leurs mains gelées sous leurs mitaines. Le feu était jeune et la nuit si ancienne. « Qui du vieux ou de la nuit était né le premier ? » s'interrogeait Milos, tandis qu'il avalait une pénible gorgée au goulot.

Il se souvenait que l'on avait aperçu le monstre dans les rues de la ville quelques semaines auparavant. Il était venu avec l'hiver et le vent, comme un mauvais présage, et s'était faufilé entre les fissures, les blessures que la guerre avait infligé à la pierre des murs. Il ne faisait aucun bruit. Un matin, seulement, le boucher, un ancien militaire remué par les champs de batailles, se réveilla, descendit son ersatz de café d'une traite et découvrit, en même temps que l'aurore, un cadavre déchiqueté, les flancs parsemés de morsures, baignant dans une flaque de sang coagulé. C'était la petite Ana, Ana la folle – le boucher retrouva, une centaine de mètres plus loin, son châle presque intact, qui avait dû s'envoler.

La rumeur se répandit rapidement. On ajouta bientôt que la Cassandre l'aurait pressenti et qu'on l'aurait vu, deux jours avant l'attaque, frémir au moindre battement de la ville. On croyait facilement à ces choses-là, lorsque l'on était exposé sans cesse à la mort, au risque inévitable de couler sous une pluie de tristesse et de bombes. Le monstre. Il semblait si familier à Milos. Le monstre... que cherchait-il ? Sa beauté perdue, sans doute, un reflet de ce qu'il avait pu être, avant la catastrophe, l'enfer du ciel déversé sur la terre. Le vieux détaillait Milos, l'examinait, comme un médecin (profession qu'il aurait bien pu exercer, dans une autre vie, avant l'hécatombe). Le brasier déclinait maintenant peu à peu, rayonnant comme un soleil de poche. Le vieux fouillait dans sa tunique.

Il s'était procuré du haschich, au marché. Il mendiait, entre les étals de fruits et de légumes, sur un tapis miteux, les bras osseux sortant du drap marron et informe lui servant de vêtement (la saison était particulièrement rude et l'on échappait à la voracité du froid comme on le pouvait). Il mendiait donc, immobile comme une statue de pacotille que l'on aurait oubliée là depuis des lustres, la main tendue, noire de saleté, lorsqu'un passant, un homme barbu, solitaire, y avait déposé un bout de résine sombre et collante. Le vieux avait aussitôt refermé sa main comme une serre, afin de protéger le précieux trésor qui, mieux que n'importe quel alcool (qu'il n'avait de toute façon pas le droit de toucher), pourrait lui accorder le sommeil et la béatitude – la clef du paradis.

« Hé hé, le monstre… Toi aussi, au fond, t’en as pas grand-chose à cirer. Je suis sûr qu’un gars comme toi pourrait lui faire sa fête, au monstre ; j’imagine que ces bougres de l’armée, ces cannibales, ne sont pas assez sauvages pour te résister, à toi. ». Le vieux balayait du regard les larges épaules de Milos ; ses muscles, étonnamment saillants, contrastant avec sa propre maigreur et ses mains, épaisses, égratignées et calleuses. « T'es une masse, mon gars, un géant, tu pourrais le terrasser, le monstre, tu te ferais tout le bataillon sans broncher, je parie ».

 

Le feu allait s'éteindre. Le vieux était beau, léché par les braises, dans le rouge poussiéreux de l'incendie apaisé. Milos, ayant bu une dernière gorgée de la gourde rouillée, versa son contenu sur les cendres enfiévrées. Pendant un court instant, les flammes s'élevèrent de nouveau, engloutissant brièvement le vieux dans leurs mâchoires brûlantes puis, soudain, à court de vigueur, elles disparurent en fumée pour de bon. Et si le vieux était le monstre ? Qui se méfierait de lui ?

La tiédeur du buchet et les vapeurs du mauvais alcool avaient à demi clos les paupières du vieux, saisi de langueur et qui désormais s'apprêtait à rouler sa cigarette, cherchant dans les replis de son habit une feuille froissée, un petit morceau de carton sale et un peu de tabac. Milos se redressa.

Le vieux, à ce moment, ne remarqua pas son ombre, imposante, qu'il projetait derrière lui comme une ancre de Titan, alors qu'il n'y avait plus de lumière – que le ciel était un gouffre sans étoiles et sans lune, comme tous les ciels nocturnes en temps de guerre. Le vieux ne remarqua pas, non plus, qu'elle paraissait grandir, grandir, encore et encore, jusqu'à recouvrir partiellement les immeubles alentour. Les mains du vieux tremblaient, de maladie, de lassitude ou de désespoir ; peinaient à refermer correctement la feuille fragile et l'ombre de Milos s’étendait, devenait une cape.

Le vieux n’avait pas totalement tort. Le monstre n’était bel et bien qu’un fantôme, une histoire au coin du feu, inventée pour terroriser les enfants. Le monstre n’était qu’un souffle dans les entrailles de la nuit, une déflagration assourdissante et puis… et puis le vide des semaines passées sans se nourrir, des mois sans se laver, des années sans plus personne à tenir dans ses bras. Les cohortes errantes de la ville toute entière étaient le monstre ; les combats au clair de sang, les duels à l'abri des barricades et les victimes qui deviennent les bourreaux, âmes égarées auxquelles échoit par hasard le rôle du destin – on ne sait ni trop comment, ni pour combien de temps encore.

Il n'y eût, ce soir là, pas de rugissement, pas d'os brisés, pas de cris inutiles, ni de lutte interminable. Pas de gestes que l'on regrette, ni d'adieux à la va vite. Il y eût, en revanche, une chouette qui battait des ailes, silencieuse, au milieu des ruines, et qui assista au spectacle ; ainsi qu'une folle, une autre, il y en avait tant, qui frissonna, comprenant que son tour était pour bientôt.    

 

Le monstre. Tout le monde ne parlait plus que du monstre. Qui était-il ? Un loup, peut-être, arpentant les décombres, blessant ses pattes sur les gravats épars ; une légende que les bâtiments défoncés se murmurent entre eux, complices amusés de ses crimes, ou la cité elle-même, mélancolique, condamnée, dédale d’immondices et de débris, peuplé de charognes ? 

21 avril 2017

Tous les sentiers mènent à la "Maison des feuilles"

La_Maison_des_Feuilles

 

 

Aujourd'hui, on s'attaque à du lourd. Du très lourd même. La Maison des feuilles de Danieleswki est un bon gros pavé qui date du début des années 2000, une époque où Internet commençait à peine à se répandre dans la majorité des foyers et où avoir un ordinateur signifiait déjà vivre dans un film de science-fiction. La genèse de cet étrange roman remonte pourtant encore à une dizaine d'années auparavant et son développement est intimement lié à l'émergence de technologies permettant l’établissement d’une culture et d'une relation au monde plurielle et complexe, j'ai nommé la préhistoire de ce qui allait par la suite donner naissance à Wikipédia et aux réseaux sociaux. L'auteur s'inspire donc des interrogations que soulève l'apparition d'Internet dans la vie publique et se sert d'une liberté nouvellement acquise pour construire petit à petit un texte que l'on pourrait à bien des égards considérer comme le jalon d'une littérature transmédiatique ultra contemporaine. Pour ceux qui ne sont pas familier avec ces termes universitaires qui-font-bien-quand-on-les-sorts, La Maison des feuilles est une œuvre révolutionnaire et qui envoie du pâté.

 

Plongeons nous en premier lieu dans l'histoire, somme toute assez simple et pas du tout surprenante. Du tout, du tout. On touche en vérité, vous l'aurez compris, à quelque chose de déroutant, tant par sa structure, partie intégrante de la diégèse, que par sa narration. Pour faire court : Johnny Errand (c'est un pseudonyme) trouve, en compagnie de son ami Lude, un manuscrit laissé par un vieillard aveugle, Zampano, voisin solitaire de Lude et décédé dans son appartement. Ce manuscrit contient la critique érudite et richement annotée d'un documentaire, le Navidson record, du célèbre photographe Will Navidson, documentaire traitant lui-même d'une curieuse maison acquise par le couple Navidson et dont les dimensions sont plus grandes à l'intérieur qu'à l'extérieur. Zampano décrit ainsi les séquences diverses de ce documentaire et joint son analyse à celle d'autres experts. Oui, je le conçois, ça n'a pas l'air bien folichon pour l'instant, mais il y a un twist à tout ça : le Navidson record n’a jamais existé. Pire, la mort de Zampano ne paraît pas naturelle et le vieillard exhibait, peu avant son décès, des signes d'une folie qui semble se transmettre à Johnny Errand, tandis que ce dernier se livre au décryptage des écrits de l'aveugle. L'intrigue reste toutefois incomplète si l'on n'y ajoute pas un ingénieux système de lecture et de mise en scène du texte.

 

La Maison des feuilles reproduit ainsi aussi bien formellement que thématiquement les particularités des multiples médias utilisés dans le récit. Le texte est tantôt omniprésent, couvrant toute la page, la saturant et mettant en danger un semblant d'ordre visuel, tantôt quasi-absent, au centre d'un immense vide blanc sans aucun caractère, ou alors dans un coin, à l'envers ou à l'endroit. La narration quant à elle se fait à plusieurs degrés, d'abord au sein du manuscrit de Zampano, avec la description des scènes du documentaire, la retranscription de ses dialogues puis les remarques du critique ; ensuite dans les notes, où l'on assiste alternativement aux digressions de Zampano et à la montée progressive des névroses de Johnny Errand ; enfin dans les annexes, poèmes, lettres d'une autre instance narrative majeure que je ne vous révèlerait pas pour ne rien spoiler ou encore photographies. Pour résumer, c'est un joyeux bordel. Les voix et les focalisations sont multiples et discordantes, les récits à la fois hétérogènes et pourtant profondément dépendants les uns des autres et les parcours de lecture variés et trompeurs.

 

C'est là que se trouve tout l'enjeu du roman : le lecteur est invité à suivre (ou non) selon son envie un réseau de notes en bas de pages, d'anticipations ou de retours en arrière et doit construire lui-même le sens de ce qu'il lit. On s'égare donc à de multiples reprises dans la maison, on se retrouve pris au piège de ses dédales borgesiens, en quête d'une issue ou d'un énième couloir. On tourne et retourne les pages, littéralement ; on s'essaie à les placer de telle manière, devant un... (je plaisante, je vais m'arrêter ici, réfléchir à des solutions de lecture fait partie du jeu et de l'expérience proposée par la maison).

 

Le but dans tout ça, me demanderez-vous ? Il n'y a pas qu'une seule explication comme il n'y a pas qu'une seule interprétation de l'intrigue. Je pense de mon côté qu'il s'agit principalement de mettre en question notre relation à la fiction, qu'elle soit littéraire ou non, à travers le support et que le roman constitue un moyen d'exploiter tous les ressorts à disposition de l'auteur de fiction pour produire un effet d'adhésion émotionnel chez son lecteur/spectateur. Vous vous rappelez de la maison plus grande à l'intérieur qu'à l'extérieur ? Eh bien, c'est le cas du roman : vous aurez l'impression qu'il est plus grand à l'intérieur qu'à l'extérieur et cette impression, couplée aux manipulations spatiales dont le texte fait l'objet et à une écriture efficace, donne naissance à un genre d'angoisse spécifique, une désorientation que l'on ne s'attend pas à subir en lisant un simple roman. Il m'a fallu six mois pour en arriver à bout non à cause de ses presque sept cent pages mais à cause de la pertinence de son dispositif, qui parvenait à produire insidieusement en moi l'angoisse de tous ces protagonistes confrontés d'une manière ou d'une autre à la paranoïa de la maison.

 

Je peux l'affirmer sans mentir : La Maison des feuilles est mon roman préféré. C'est un texte inventif, à la genèse fascinante, qui explore d'autres facettes de l'art de la narration et qui réussit dans toutes ses tentatives pour nous happer et nous troubler. Il laisse une trace indélébile chez ses lecteurs et parvient à toucher l'horreur plus qu'aucun autre récit d'épouvante qu'il m'ait été donné de lire. Pas la peine pour moi de rédiger un long pavé vous le recommandant vivement. Il est certes difficile et si vous ne vous êtes jamais frotté à des écrits universitaires, livres ou articles, vous passerez peut-être à côté d’une des problématiques du texte, mais ce n’est pas grave du tout, puisque ce n’est pas la seule voie possible et que si tous les sentiers ne mènent pas à Rome, ils sont cependant présents entre les murs de la maison. Pour conclure, si certains d'entre vous se demandent pourquoi le mot maison est toujours écrit en bleu depuis le début de cet article... allez donc vous procurer au plus vite ce roman, c'est là qu'est la clef du mystère (bon okay, c'est facile à deviner en regardant la couverture que je vous ai mise en guise d'illustration de cet article, mais oh, vous allez pas me gâcher mon plaisir hein).

19 avril 2017

Il ne faut pas réveiller "Le Monstre" qui dort

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Entre 1991 et 2002, la Yougoslavie s’embrase puis éclate sous l'impulsion de conflits territoriaux et ethniques remontant déjà aux années 1980 et à la mort de Tito. En parallèle, la Guerre Froide arrive à son terme, mais l'Union Soviétique et les tensions qu'elle a engendrées laissent une empreinte indélébile dans les cœurs et sur les cartes. En 1998, Enki Bilal, né à Belgrade (capitale de l’actuelle Serbie), arrivé à Paris et naturalisé français dans les années 1960, publie Le Sommeil du monstre, premier tome de sa célèbre tétralogie de science-fiction qu'il conclut en 2007 avec l'album Quatre ?

 

Lorsque Enki Bilal dessine et scénarise Le Sommeil du monstre, le siège de Sarajevo est donc encore frais dans les mémoires, le Kosovo s'apprête à brûler et Nike (« prononcez 'Naïk' », comme les chaussures) Hatzfeld (prononcez... oh et puis zut, hein), l'un des trois protagonistes de cette étrange aventure, se souvient : de sa naissance, dans un hôpital à ciel ouvert, troué par les éclats d'obus ; des mouches ; de Sarajevo sous les bombes et de ses deux petits « frères et sœurs », Amir et Leyla, orphelins comme lui, dormant dans le même lit et respirant ce même air tiède, chargé de poudre et de sang. Nike, en effet, est capable de remonter loin dans les ténèbres des premiers jours et cette incroyable particularité intéresse en haut lieu. L'Obscurantis Order, mené par le terrible Optus Warhole, savant-fou au visage bouffi et aux idées destructrices, souhaite se servir de lui afin d'assouvir ses plans mystérieux. Notez d'ailleurs le double jeu de mots avec l'artiste Andy Wharol (sans « e » final) et le sens propre des termes qui composent le nom du leader de l'Ordre, « war » et « hole », « trou de guerre » en français, parce que les jeux de mots c'est quand même rigolo (non, plus sérieusement, ce jeu de mots n'est pas anodin et permet carrément de comprendre le rôle du personnage, une fois la lecture terminée, surtout lorsque l'on se rend compte que l'histoire débute littéralement avec... un trou de guerre).

 

Nous sommes ainsi au milieu des années 20, où les voitures volent, les robots ressemblent à des hommes et le fanatisme religieux revient en force – un avenir des plus radieux, en somme. Nous suivons Nike, à la recherche de son frère et de sa sœur perdus, qui le hantent encore et qui s'avèrent être les derniers et uniques témoins de leurs origines communes ; recherche allant de pair avec une plongée toujours plus abyssale dans un passé meurtrier. Tandis que les jours s'écoulent lentement et à l'envers, que les images se précisent et s'estompent en même temps, les rouages de la destinée s'activent non seulement pour Nike, mais aussi pour Leyla, Amir et sa compagne Sacha, quatrième membre de ce trio de choc. Vous l'aurez compris, l'œuvre de Bilal est complexe et si la science-fiction parle de l'avenir, ce n'est au fond que pour mieux évoquer le présent. Ici, il est donc question non seulement d'explorer la solitude du déracinement, la douleur de n'être qu'un homme parmi d'autres, égaré et sans famille, ballotté entre plusieurs espaces et communautés, mais aussi la guerre, celle charriant dans son sillage des morts que l'on connaît et reconnaît, monstre que l'on aurait pu penser disparu avec l'Allemagne nazie et qui, pourtant, était encore là, aux portes de l'Europe et du « monde civilisé », alors qu'en France l'on découvrait à peine le Club Dorothée.

 

La tétralogie du Monstre dévoile une dystopie prenant pour point de départ les affrontements, contemporains à la rédaction, entre les différentes populations de l'ancienne Yougoslavie, les serbes, les albanais, les bosniaques et les croates (et j'en oublie sans doute). Le monde décrit par l'auteur est en conséquence extrêmement sombre, morose, marqué de plaies encore vives, prêtes à s'ouvrir de nouveau. Si le récit s'amorce comme n'importe quel autre récit de science-fiction, avec ses antagonistes clairement identifiables, ses prouesses technologiques et son univers futuriste et cependant peu enviable, il bascule petit à petit dans quelque chose de plus ambiguë. Optus Warhole par exemple, cache un secret que je vous mets au défi de deviner et qui vous surprendra certainement autant que moi (pour être honnête, c'est encore le cas à chaque fois que je relis cette oeuvre). Leyla et son grand-père adoptif, qui contemplent les étoiles dans le désert du Nefoud pendant que Nike se voit embarqué dans les projets néfastes de l'Obscurantis Order et qu'Amir et Sacha échappent de peu à un lavage de cerveau façon Anges de la téléréalité, sont en outre sur le point de faire une découverte étonnante, susceptible de bouleverser l'existence de chacun et bien plus encore. Le mal, enfin, s’immisce, creuse son trou (haha) dans l'intrigue et si le premier tome propose une lecture manichéenne, avec d'un côté le progrès, la mémoire, la quête des origines et de l'autre le dogmatisme, le rejet des sciences et des livres, ce n'est que pour mieux leurrer le lecteur, le préparer à un retournement de situation majeur et déroutant.

 

Cette bande-dessinée fait à mes yeux partie de ces œuvres qu'il faut avoir lues et expérimentées au moins une fois dans sa vie. Enki Bilal y offre des planches vertigineuses, où tout est beaucoup trop « spiralé » et où chaque élément du décor, voitures, immeubles, personnages, laisse une longue traînée filandreuse derrière lui. Le découpage des cases rappelle à bien des égards une mise en scène cinématographique – l'auteur étant d'ailleurs aussi réalisateur et adaptant parfois ses propres oeuvres à l'écran (on peut citer Immortel reprise de La Foire aux immortels, premier tome de La Trilogie Nikopol). Le texte n'est quant à lui pas en retrait : il se veut littéraire, plein de références plus ou moins évidentes, mêlant habilement, de façon presque provocatrice, français et anglicismes. Nike se « remember les grosses mouche noires » (Le Sommeil du monstre, première case) et lorsque la colère l'emporte, les « Fuck you » fusent. Pourquoi un tel mélange ? Je l'ignore. Ce que je sais néanmoins c'est que, loin de dénaturer le texte, cela lui confère un certain charme, une spontanéité et même un humour qui contribuent largement à l'enrichir. Les personnages, de leur côté, sont intéressants et attachants. Ils ont tous en eux une part de tristesse, la blessure d'une guerre qu'ils n'ont pas vraiment connu et qui pourtant les a réunis puis séparés. Ils sont tous liés, inévitablement et si, spoiler alert, ils vont se retrouver (ce n'est en vérité pas tellement un spoiler, on le devine assez facilement et de toute façon, l'intérêt du récit n'est pas dans ces premières retrouvailles), ce n'est que pour mieux s'éloigner (oui, on dirait bien une phrase de Marc Lévy).

 

Ce que j'apprécie dans cette œuvre, au-delà bien sûr de son scénario incroyable, c'est surtout sa tendance à s'aventurer sur le terrain de la synesthésie. Enki Bilal parvient à solliciter tous nos sens et à les confondre habilement. Une scène, par exemple, nous montre Nike contraint de s'attabler à un restaurant désert, un implant inséré de force dans son nez par le fameux Optus Warhole stimulant son odorat. Les odeurs amplifiées déclenchent alors chez Nike une série de « souvenirs » d'une époque où le bâtiment était encore peuplé et l'on observe se former autour de lui les spectres olfactifs d’anciens clients, qui soudain s'animent, se mettent à discuter avec lui et qui, pourtant, demeurent là, vaporeux et diaphanes, à mi-chemin entre la chair et la fumée. Les quelques cases composant cette scène sont simplement saisissantes et ne cessent personnellement de m'obséder depuis ma toute première lecture.  

 

La tétralogie du Monstre est donc une série de bande-dessinée à part : les thèmes que l'auteur aborde sont mâtures et intimes. Entre Nike et Enki, il n'y a qu'un pas et les réseaux onomastiques sont ici exploités avec brio. Le dessin est beau, sale, immersif et troublant et l'intrigue est multiple, ouverte à de nombreuses interprétations. On pourrait reprocher un certain intellectualisme, un côté « bande-dessinée d'auteur », comme on dirait d'un film lituanien un peu bizarre « c'est un film d'auteur, dis-donc » mais c'est à mon avis un faux reproche, qui découle toutefois d'une tendance de l'œuvre à rapidement tomber dans la réflexion métaphysique, en plus d'interroger le rapport entre l'Histoire collective et l'histoire individuelle. Ce n'est absolument pas gênant, puisque cet aspect est maîtrisé et exécuté intelligemment. Gardez seulement ça en tête avant de vous décider à vous plonger dans ce monument (et je pèse mes mots) du neuvième art. Je vous promets sincèrement que vous ne regretterez pas votre lecture et que celle-ci ne vous lâchera plus jamais. Bientôt, je l'espère, vous pourrez vous aussi vous dire « I remember » en vous rappelant de ce trou pleins d’étoiles, au-dessus de votre tête de nourrisson, dans un vieil hôpital de Sarajevo sous les bombes.

 

Le sommeil du Monstre Enki Bilal 1

 

Ci dessus: la toute première page du Sommeil du monstre.

NB: l'histoire de l'ex-Yougoslavie étant ce qu'elle est (c'est à dire un bordel incroyable et complexe), j'ai certainement fait des aproximations ou occulté des éléments importants. Je vous prie de m'excuser sur ce point, une chronique de ce genre ne me permet pas d'aller plus loin et je ne dispose de toute façon pas des connaissances nécessaires pour m'aventurer trop profondément dans ces problématiques.

9 avril 2017

"Red Barz" de Cardi B vous envoie vous faire pousser une troisième jambe

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Ceux qui me connaissent le savent, j'aime (un peu trop) le rap. Si le genre a su attirer mon attention, c'est avant tout pour sa grande créativité musicale et littéraire et pour son arrogance à toute épreuve. Le rap, c'est une musique qui transpire le soufre par tous les pores et le clip « Red Barz » de Cardi B en est l'exemple parfait. Ce dernier a récemment été mis en ligne sur Youtube par le site World Star Hip-Hop et nous montre la rappeuse, que je ne connaissais pas avant d'avoir vu la vidéo en question, poser une sorte d'ego-trip  en freestyle sur une instrumentale énergique (aka, bien vénère). Les plans sont simples, on y voit essentiellement Cardi B en train de rapper, entourée d'un crew majoritairement masculin, à l'exception d'une autre jeune femme. C'est là pourtant qu'est tout le génie de ce clip (et de ce morceau aussi, soyons honnêtes) : si le rap est un genre souvent taxé de misogynie, c'est effectivement parce qu'il véhicule une image dégradante de la femme (coucou Snoop Dogg et son « Can you Control your hoe ? »). En conséquence, les rappeuses se font malheureusement rares sur le devant de la scène (mais pas absentes, en France on peut citer Casey ou encore Billie Brelok) et la sexualisation n'est jamais loin lorsqu'elles y sont.

 

Ici, pourtant, Cardi B rappe. Elle ne danse pas, ne s'adonne pas à une quelconque autre activité jugée féminine et/ou sexy. Elle rappe, tout en rouge, au beau milieu de mecs de quartier, archétypes des bons gros rappeurs US, et accompagnée d'une autre jeune femme, elle aussi tout en rouge. Mieux, on la voit parfois dans sa salle de bain,devant son miroir, en soutien-gorge, encore en train de rapper et si le corps de la femme est généralement perçu dans le rap à travers sa sexualisation, ici, cependant, l'enjeu est tout autre – loin de faire comme d'habitude, Cardi B propose un plan simple et peu original, que l'on retrouve assez régulièrement chez des rappeurs masculins et s'en sert pour dénoncer de manière voilée le sexisme dans le game (si si). Son corps est anodin, déchargé de la moindre connotation par ce plan où l'accent est placé sur sa performance, sur sa manière viscérale de vivre le rap. Le message est clair : Cardi B est tellement passionnée par son art qu'elle rappe continuellement, jusque dans son intimité, devant un miroir.

 

Elle est, comme elle le dit elle-même, une « Bronx bitch birthed for the hip-hop » et l'utilisation du terme bitch mis notamment en opposition avec celui de nigga dans la punchline « You're a real nigga mad at a bitch for getting bread ? / You's a bitch from birth, you just grew a third leg (woo) » fait jouer les clichés, le stigmate du nigger (le « négro ») repris et inversé par les rappeurs répondant au stigmate de la bitch (la fille facile), dont Cardi B se saisit finalement elle-aussi pour en faire une arme d'affirmation positive. Ici, le mot bread désigne l'argent (et renvoie à un autre terme argotique synonyme, dough , littéralement la « pâte » à pain). Ce que Cardi B pointe du doigt, c'est donc le discours culpabilisant que l'on adresse aux rappeuses lorsqu'elles prétendent gagner de l'argent grâce à leur talent et à leur image et pour cela, elle joue sur une série de lieux communs de la castration, régulièrement employés dans le rap (et particulièrement dans les freestyle et les ego-trip). Ces lieux-communs, la rappeuse les renverse et les renvoie, mettant en conflit la féminité négative de ses adversaires, qui n'est que la perte d'une virilité qu'ils revendiquent tant et la sienne, positive, incarnant en somme la réussite d'une entreprise et d'une performance artistiques, indépendamment des entraves et des obstacles du genre au sein duquel elle évolue. Bon, okay, certaines mesures relèvent totalement de la sexualisation , mais Cardi B ne fait que suivre le modèle de l'ego-trip masculin. La sexualité féminine est alors présentée d'une façon crûe et sans aucun tabou, à l'instar de la sexualité masculine chez les rappeurs, devenant une métaphore et une extension du talent artistique. Si Cardi B ne fait pas disparaître un aspect controversé et pourtant fondateur du rap, elle remet au moins les pendules à l'heure.   

 

Elle s'adresse ainsi à ceux qui, dans le rap, pensent qu'une femme n'a pas sa place : ceux-là, pour elle, ne sont pas des vrais « mecs », ils sont, au mieux, des « bitch from birth » (comprenez, des émasculés) qui, en lieu de membre viril, n'ont qu'une troisième jambe (haha, notez au passage le retournement du sens figuré de l'expression « third leg » pour l'appliquer dans son sens littéral), bref, une énième itération de la pussy, l'homme sans couilles. On pourrait avancer que, certes, l'idée est cool ; que voir une femme qui rappe à propos du fait qu'elle est une véritable artiste, ayant les mêmes droits d'exercer son flow que la plupart des thugs machos du quartier, c'est plutôt rafraîchissant mais que, quand même, ce serait largement mieux si elle ne poursuivait pas par la propagation de stéréotypes carrément homophobes (parce que, ouais, dans le rap, un mec sans couilles,c'est aussi un mec qui se tape d'autres mecs et ça, apparemment, c'est pas bien). On n'aurait pas tort et c'est vraiment dommage que la remise en cause d'un tabou ne se fasse que par le renforcement involontaire d'un autre. Non, bien entendu, Cardi B ne veut certainement pas tenir des propos homophobes dans son morceau, mais l'ensemble des connatations liées à ce genre de figures castratrices et à leur emploi dans le rap teintent toutefois le discours d'une dose de discrimination. Cela étant dit, le reste du message est sympa et pas si courant que ça.

 

L'écriture du titre me rend aussi totalement dingue – elle enchaîne les punchlines et les jeux de mots, ma mesure préférée demeurant « Now he wanna nail me, I could give your man a cure ». Sérieusement, toutes les raisons pour lesquelles vous devriez écouter ce titre sont dans cette mesure. Le flow de Cardi B est précis, efficace et souligne les allitérations qui structurent son texte. L'instrumentale, quant à elle, est prenante, colle parfaitement au débit et à la voix de la rappeuse et semble s'adapter sans difficultés à sa scansion. Le clip, enfin, n'est pas du tout un chef-d'œuvre d'inventivité, loin de là. Il ressemble à plein d'autres clips de rap assez cheap, mais ce n'est pas grave du tout, parce qu'il trouve quand même un moyen de transmettre un message, d'éclairer le sens du morceau et de l'illustrer. Il rend bien compte de la hargne de la rappeuse et insiste en peu de plans sur cet ego artistique. Cardi B n'est pas une femme, ni une femme qui rappe, elle est une rappeuse depuis la naissance, avant d'être autre chose, au lieu d'être autre chose. C'est l'idée principale du morceau et le clip fonctionne pas mal du tout dans cette optique-là.

 

Ce plan avec le miroir, d'ailleurs, est cool parce que, en plus d'oser un plan commun dans les clips de rappeurs mais inévitablement soumis à une série de jugements stéréotypés chez les rappeuses et de parvenir de cette manière à le soustraire à ces jugements ; il montre une rappeuse face à son reflet, se mesurant à elle-même, reproduisant en cela une thématique agonistique (mot compliqué utilisé par les universitaires étudiant le rap pour parler de « trucs-où-on-s'affronte-lol », qui aurait fait une dénomination bien plus funky), propre aux exercices d'ego-trip, où l'on se vante toujours de soi au détriment de tous les autres. En gros, si Cardi B rappe devant son miroir, c'est parce qu'elle est tellement douée que seule elle-même peut oser se défier. Yep, elle a du cran et c'est ce qui fait toute la force de son ego-trip; le cran, le talent et l'engagement. Je vous conseille donc vivement d'écouter ce morceau. C'est une performance et la preuve que le rap peut s'aventurer dans la critique sociale en négociant en même temps avec les exigences d'un public toujours grandissant. Bien sûr, il y a aussi Lil Kim, ou Missy Elliott, les prêtresses du genre, reconnues quasi unanimement par leurs pairs et par les fans, mais le milieu du rap a encore énormément à faire et à gagner en sortant de sa misogynie habituelle, surtout quand il s'agit de valoriser des rappeuses capables en un seul freestyle de mettre tout le game à l'amende.     

 

Vous pouvez voir le clip ici:

 

 

Vous trouverez les paroles ici:

 

Cardi B - Red Barz

Red Barz Lyrics: Uh, yeah / Some regular degular, bloody bars / I swear to God, they ain't wanna see me leave the club / Got up on my shit and now they scared to show me love / They'd rather see me

https://genius.com

 

Et l'image en illustration vient de cet article:

 

 

Allow Cardi B To Reintroduce Herself With "Red Barz"

In case she didn't make it clear before, Cardi B is not fooling around with this thing called rap. Amid XXL Freshman chatter, the VIBE Viva digital cover star cut through the doubt concerning her transition to the mic with an unreleased verse on social media.

http://www.vibe.com
1 avril 2017

Arrêt sur image : pourquoi Frieza est-il le méchant le plus emblématique de Dragon Ball Z ?

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Tout le monde connaît Frieza, Freezer (en insistant bien sur le dernier « r ») pour les adeptes des versions doublées en français, Lord Frieza, pour les mécréants, méchant le plus emblématique à bien des égards du manga et de l'anime Dragon Ball Z. Si vous demandez à quelqu'un n'ayant jamais lu ou regardé la série de citer au moins deux de ses personnages, il y a de grandes chances qu'il vous réponde Goku et Frieza (ou Végéta, notre troisième homme à nous, sorte de Mélenchon de Dragon Ball Z). Les raisons sont multiples : antagoniste majeur de l'intrigue, il est celui qui permet au protagoniste de dépasser ses limites et d'accomplir une ancienne prophétie extraterrestre ; il est aussi un personnage particulièrement identifiable, avec son charadesign reconnaissable, inspiré des productions de science-fiction des années 70/80, ses transformations, dont une largement semblable à la créature d'Alien et son background parfaitement maîtrisé.

 

Frieza, c'est un peu le Hitler de l'espace, pour faire dans le point Godwin et si les théories du complot sur la relation entre l'arc Frieza et le discours de propagande du troisième Reich circulent abondamment sur Internet, ce n'est pas un hasard – la construction de cet arc narratif et les thématiques développées relèvent du même mythe originel que l'idéologie nazie, Star Wars ou encore que la plupart des épopées antiques connues. Ici, pourtant, on ne va pas partir dans des contrées compliquées faîtes de notions métaphysiques et de théories structuralistes, mais simplement essayer de comprendre pourquoi Frieza est le méchant le plus intéressant de l'histoire de Dragon Ball Z.

 

Frieza, en résumé, est un empereur intergalactique à la tête d'un réseau de plusieurs planètes et qui a pour principale activité d'envoyer ses troupes conquérir de nouvelles planètes afin de les échanger ou de les aménager en bastion de son empire. Voilà. Oui, c'est un sale type. Un enculé, même, lorsque l'on sait qu'il a détruit de nombreuses planètes, dont le foyer des sayajins, Vegeta (la planète, le roi, mais pas le fils, haha) et Namek, pendant son combat contre Goku. Il apparaît pour la première fois dans l'intrigue dans le tome 21 du manga (édition Glénat). Bulma, Goku, Krillin, Gohan puis plus tard Piccolo vont ainsi devoir récupérer les sept boules de cristal avant lui et l'empêcher de souhaiter devenir immortel. Dès le début, Frieza remue les fondations du manga : il est fort, plus qu'aucun autre ennemi auparavant, des dizaines de fois plus puissant que Goku, le héros, déjà largement au-dessus de la plupart des personnages de la série Pire, il peut changer de forme et augmenter drastiquement sa force – non seulement Frieza est monstrueux, mais en plus il se retient jusqu'à la toute fin de l'arc narratif, contre un Goku devenu Super Sayajin.

 

Concrètement, Frieza, c'est le méchant tellement confiant en lui qu'il refuse jusque devant le fait accompli d'admettre qu'il puisse être surpassé et qui par conséquent décide de n'utiliser qu'une fraction de ses capacités, déléguant le sale boulot à des lieutenants nettement moins efficaces. Il est l'arrogance personnifiée. Il n'a jamais eu à mobiliser tout son pouvoir, excepté comme il l'indique lui-même, face à sa famille (son père, que nous découvrirons brièvement plus tard dans l'histoire et son frère, antagoniste central de deux des films d'animations de la franchise). Il règne en outre sur une centaine de planètes et peut, à volonté, détruire l'une d'entre elles, Namek, par exemple, même s'il s'y trouve puisque, cerise sur le gâteau, il peut survivre dans le vide de l'espace (coucou au passage à mes cours de physique du lycée), ce qu'il fait d'ailleurs, après avoir pourtant été découpé en deux et mutilé par l'explosion de la planète. Vous imaginez bien qu'avec ça, le type a de quoi se croire l'être le plus hype de l'univers et ne s’embarrasse pas de bonnes manières lorsqu'il s'agit de se comporter en tyran sadique.

 

C'est là qu'est tout l'intérêt du personnage : froid, redoutable, d'une puissance sans commune mesure, à la tête d'une organisation intergalactique qu'il contrôle d'une main de fer, rusé, provoquant, méprisant à l'égard des autres formes de vie, particulièrement de la race des sayajins, qu'il choisit de détruire, de crainte en vérité d'être anéanti par l'être de légende qu'incarnera un temps Goku, il finit toutefois par mourir non pas tant des mains du héros qu'à cause de l'une de ses propres attaques se retournant contre lui – c'est sa force qui l'a mené à sa perte. Sûr (et à raison) de son pouvoir, il ne s'est jamais méfié de la faculté de ses adversaires à résister et à s'adapter rapidement aux situations de tension extrêmes (ni d'ailleurs des power up à foison qui conviennent parfaitement aux besoins de la narration ou aux boules de cristal avec lesquelles on ne reste jamais mort bien longtemps, n'est-ce pas Krillin?).

 

Ses motivations sont éminemment plus fouillées que celles des anciens ou des futurs ennemis – pour Buu, détruire l'univers parce qu'il est littéralement l'essence du mal ; pour Cell détruire Goku puis la planète, en s'organisant un gigantesque tournoi avant, parce qu'il a été programmé pour ça et qu'il a des cellules sayajins en lui qui le poussent à rechercher le conflit ; pour Piccolo, conquérir la terre, puisqu'il est un démon et que c'est dans sa nature. Frieza est un enfoiré de première, mais il n'est vraisemblablement pas né comme ça (enfin, il n'est nul part précisé que toute sa race est une bande de bâtards innés) : il l'est devenu (ou du moins, il a été conditionné par son environnement familial et social, salut Bourdieu, au passage), en attirant de plus en plus de monde dans son giron, en suivant les pas de sa glorieuse famille, à cause de peurs primales, de pulsions radicalement humaines, de son ego, bref, Frieza est plus proche de nous qu'on l'imaginerait. Il offre un contraste entre une apparence inébranlable et dangereuse et une personnalité narcissique, faîte de failles et d’irrationalité.

 

Avec l'arc Frieza, Dragon Ball Z arrive à maturité et s'apprête à franchir un cap, aussi bien en termes de narration que d'échelle. Frieza est l'antagoniste de la série à être le plus de fois revenu à la vie, que ce soit le temps d'une scène ou pour un film entier, voire dans plusieurs chapitres du manga et dans des épisodes des diverses productions animées, Z, Super et GT. Il est resté pertinent tout le long de la série et a définitivement influencé la poursuite de son intrigue, tuant sauvagement Krillin (et l’empalant au préalable sous sa deuxième forme), introduisant les super sayajins, les transformations systématiques en général (même si ce n’est en réalité pas le premier ennemi à se transformer dans la série), les combats dantesques pour la survie de la galaxie, les voyages dans l'espace, le système des unités de puissance, servant en outre de point de départ à l'expansion de son univers. Dans Dragon Ball Z on apprend en gros que sans Frieza, Goku n'aurait pas échoué sur Terre et il n'y aurait pas eu de Dragon Ball. Si la plupart des fans l'apprécient autant, c'est donc parce qu'il dispose d'une épaisseur et d'une cohérence considérables tout en imprégnant durablement l'évolution de l’œuvre en tant que produit culturel marchand.

 

Frieza, c’est le méchant parfait parce qu’il répond à la fois à un archétype bien définit et connu de tous, conçu dans son design comme un ensemble de références à la culture populaire, aux films de Science-fiction, à l’imagerie fictionnelle de la Seconde Guerre mondiale et qu’il apporte en même temps un lot d’innovations conséquentes dans la série, avec des motivations uniques et inégalées depuis dans les arcs postérieurs, une personnalité forte et une ombre tentaculaire.

 

EDIT du 15/05/2017: Avec Dragon Ball Super encore en cours de production, on ne sait jamais vraiment à l'avance à quoi s'attendre pour la suite de la série. Quand j'écrivais cet article, les spoilers des épisodes 90 à 93 n'étaient pas encore disponibles, mais aujourd'hui, ils le sont. Du coup, il paraît que Frieza va revenir, dans le camp des gentils cette fois-ci. On verra ce que ça donne, hein, mais s'ils en font un énième Végéta, bad guy not so bad after all, je vous jure que je vomis.

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